Pour une nouvelle compréhension du Futurisme
Apparemment, rien de plus éloigné de la France que le futurisme italien. Le Surréalisme ès-qualité hexagonale (ce qui reste néanmoins à nuancer) est la matière première des avant-gardes vu d’ici. D’où l’importance de l’inédit de Giovanni Lista, spécialiste absolu du futurisme. On ne citera de la quarantaine de livres que l’auteur consacra au mouvement que celui qui fit pénétrer les textes des auteurs en France : Le futurisme, textes et manifestes.
Mal compris, associé à tort au Fascisme, le Futurisme reste plus qu’un cas d’espèce. Au moment où, juste avant la Première guerre Mondiale, les différents mouvements d’avant-garde cherchaient à se définir et se différencier, il avait acquis sa force de croisière. Néanmoins, les Futuristes eurent du mal à pénétrer l’Hexagone. Et au moment où le mouvement allemand « Sturm » s’installe à Paris (qui resta encore pour un temps la capitale du monde artistique et littéraire), Marinetti et Boccioni s’y rendent pour concevoir le « Manifeste de l’Anti — tradition » que seul Apollinaire signera. Mais ce sera en pure perte.
En dépit de ses adeptes français (Barzun, Beauduin, Cendras, Divoire), le futurisme italien eut du mal à toucher Paris même si Marinetti fut son insatiable voyageur de commerce. Les contacts demeureront éphémères. Prampolini et Sanminiatelli créent en 1918 la revue « Noi » avec la ferme intention de fédérer les différents mouvements d’avant-garde européens afin que le futurisme demeure un point de référence à l’étranger. Prampolini avait même l’intention d’intituler sa revue « Dinamismo » pour marquer cette intention. Mais, face à Dada et l’expressionnisme et bien sur le Surréalisme, le Futurisme restera occulté et relégué un peu vite au rang d’ « has been » des avant-gardes.
L’expressionniste Walter Gropius a beau écrire au futuriste Prampolini : « il est bien important que nous commencions à venir en relation avec les guides importants des autres pays, d’autant que nous savons tous que l’isolement et les limites nationales sont des handicaps aux buts formidables qui se dessinent devant nous », rien n’y fera. Et, fascisme aidant, la chose fut entendue. D’autant que les Futuristes se perdirent parfois dès les années 20 dans des querelles stériles. Carrà eut beau proclamer que le but de l’art n’est pas de « digérer des requins victorieux mais de triompher de la bête humaine », le futurisme fut au même titre que la Metafisica sous-évalué.
D’où l’importance de l’immense corpus de Lista. Il explique combien les tourments qui torturent l’imaginaire des peintres futuristes ouvraient des voies que d’autres ont repris à leur compte. L’œuvre de Lista permet de préciser l’originalité d’un mouvement tout sauf « arbitraire », comme ses détracteurs l’ont classé. Pour un futuriste, seul le vrai n’est pas haïssable et l’auteur rappelle que « l’art est le fils aîné de la nature et que son abandon aboutit inévitablement à une catastrophe ». Et Carrà de conclure que, finalement, l’expressionnisme n’aura été qu’un produit intellectuel parce que purement allemand — à savoir de l’ordre du concept et de l’abstraction. Seul le Futuriste se frotta à des réalités. Si bien qu’hors de France (entre autres en Amérique du Sud), Lista souligne la belle influence du mouvement.
Mais le mal français envers l’avant-garde transalpine a longtemps perduré et beaucoup d’imprécateurs ont taxé les œuvres futuristes de surcharges au contenu grotesque, chimérique, mystique, effrayant. C’est là ne rien comprendre à un mouvement auquel le Surréalisme doit beaucoup. Les Italiens possédaient des prédispositions culturelles, artistiques propres à souligner autant l’espoir d’un « art nouveau » qu’un pessimisme apocalyptique. Ils montrèrent – et contrairement à ce qui fut affirmé – comment l’être humain devient un fantoche sans qualité ni identité, réduit à subir la suprématie de la machine jusqu’à devenir machine lui-même.
Pour les jeunes futuristes, le monde n’est pas seulement technique. Il s’agit d’une réalité mortifiante où l’homme est réduit à l’état de misérable et grotesque robot. Et chez les derniers futuristes comme Vasari, le constat final est particulièrement pessimiste. Pour un tel auteur, l’homme mécanisé et la machine se trouvent reliés par un destin tragique et irréversible qui débouche sur la négation de l’utopie machiniste et de plus en plus mondialisante. Les découvertes transgéniques des rêves de la Silicon Valley restent un danger majeur que les Futuristes anticipèrent et annoncèrent. Et un autre futuriste — Depero — ne fait qu’enfoncer le clou. Dans sa trilogie La Mort de la femme, Le dernier Sentimental et L’Homme sans sexe, il montre comment l’homme pourrait parvenir à conquérir une sensibilité nouvelle dont il perçoit les mystères et qui ne serait pas conditionnée par le milieu mécanisé –celui-ci étant annihilé par lui.
Le futurisme est donc bien différent de ce que l’on dit. Lista multiplie les exemples et montre comment les avant-gardes, à un instant donné, ne peuvent fonctionner que par osmose. En France, le Surréalisme récupérera la mise, pliant, dépliant, repliant, développant ou renveloppant un mouvement majeur que Breton taxa « d’actes de dévotion », mais pour mieux imposer celui qu’on dut accorder à la papauté germanopratine.
jean-paul gavard-perret
Giovanni Lista, Qu’est-ce que le futurisme ? suivi du Dictionnaire des futuristes, Gallimard, coll. Folio Inédit Essais, 2015, 1168 p.