Toute une vie bien verticale se charge du poids dont l’humain trop humain est lesté. Le but revient à créer, sinon une langue nouvelle, un montage où se propage un échelonnement de significations non pour le seul plaisir du lecteur mais pour qu’il se sente pénétré du poids et de la complexité de l’existence de « perdants » pas forcément magnifiques et de tous les jours. Cultivant diverses marges existentielles, Daull inscrit une marche (en train ou ailleurs) afin de donner une compréhension plus profonde des rapports qui “unissent” et régentent les êtres les uns à côté des autres mais pas forcément entre eux en un monde où il s’agit de tenir un rôle même lorsqu’il dévisse sous l’écrasement du réel.
L’auteur donne à l’écriture les moyens de rendre simultanément le charnel et son surplomb. Le texte déchire des visions « orchestrales » et orchestrées. Clôtures et ouvertures caractérisent une entreprise révélatrice des profondeurs de l’homme. Cette dernière matérialise aussi des régions de l’inconscient. Chaque fragment devient “ un lieu mental” par lequel le lecteur peu à peu se laisse investir sous couvert d’effet de réel. Ce que l’artiste nomme « le monde alentour », où jusque dans l’espace clos d’un train cohabitent « monologues ou faux dialogues », devient moins surface de réparation que de cohérence défaite mais pourtant « interactive ». Toute pensée en son discours spécifique combine l’expression de la chair et de l’esprit en un cycle ininterrompu où, de la considération rationnelle, on passe à l’accomplissement d’une construction étrangement poétique au sens plein du terme.
Manuel Daull ne cherche pas à créer une tension essentielle entre réalité et imagination mais entre divers ordres de réalité. De ce fait, il crée un pont entre l’une et l’autre. L’aptitude à raisonner et à prendre du recul est remplacée par des moments où les mots viennent réveiller de drôles d’émotions. S’y produit parfois une jonction entre besoin de l’esprit et logique du corps, entre énergie de pensée et activité charnelle. Surgit l’homme ou plutôt surgissent des êtres à la fois naturels, sans fond et avec plus ou moins de masques sociaux, selon une transgression rarement mise en jeu dans le territoire des mots et des maux — là où le jeu de l’horizon fait place à une étrange verticalité (que les êtres soient debout on non).
jean-paul gavard-perret
Manuel Daull, Toute une vie bien verticale, photographie de Stephan Girard, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2015, 146 p. — 15,00 €.