Un essai passionnant qui développe la thèse selon laquelle la Shoah serait imputable à l’Europe entière et non à la seule Allemagne
“Comment l’impensable a-t-il pu se produire ?” C’est à cette question, toujours aussi cruciale soixante après l’Holocauste, que Robert Wistrich tente de répondre dans Hitler, l’Europe et la Shoah. Enseignant l’histoire moderne, juive et européenne, à Jérusalem, il propose dans ce brillant essai richement documenté — le premier de ses ouvrages traduit en français — une vision originale de cette douloureuse problématique : de nombreuses causes ont mené à ce crime contre l’humanité sans précédent, dont il commence par démontrer l’unicité.
Sans bien entendu rien ôter à l’atroce cruauté du nazisme et de Hitler, l’auteur rappelle dans quel contexte historique, social et religieux est intervenu le génocide des Juifs, qu’il considère davantage comme le forfait de l’Europe tout entière plutôt que de la seule Allemagne. Robert Wistrich démarre sa démonstration en retraçant la longue histoire, avec sa grande hache, de l’antisémitisme. Selon lui elle commence à l’origine du christianisme ; il évoque notamment l’expulsion massive de Juifs d’Espagne à la fin du XVe siècle ou leurs récurrentes représentations comme d’insatiables ennemis du Christ. La Shoah n’a pu être conçue et mise en œuvre presque sans opposition que sur un sol déjà irrigué par cette inquiétante démonologie, analyse l’auteur.
Plus loin, il dénonce d’ailleurs sans ménagement le rôle ambivalent qu’a joué l’Église durant la Seconde Guerre mondiale. Et en particulier le refus de Pie XII, malgré de nombreuses pressions, de dénoncer explicitement le massacre des Juifs. Un regret toutefois : le titre de ce chapitre, à savoir “Entre la Croix et la croix gammée”, manque quelque peu de modération, ou peut tout au moins prêter à confusion quant aux intentions de l’auteur. Ce dernier n’oublie pas en effet de rappeler que le nazisme s’avérait d’inspiration profondément païenne, et qu’aucune place ne devait être accordée aux idéaux chrétiens dans l’ordre nouveau que la doctrine nationale-socialiste projetait pour l’Europe. Son essai explique d’ailleurs clairement comment le Führer a manipulé l’opinion des catholiques et protestants allemands, tout comme il a joué sur la peur du bolchevisme, une idéologie dont il accordait la paternité aux Juifs…
Les conditions dans lesquelles le nazisme a accédé au pouvoir sont également énumérées : une Allemagne ravagée par la Première Guerre mondiale - une défaite dont Hitler a immédiatement rendu les Juifs responsables, à quoi s’ajoutent les conséquences de la crise de 29 et un contexte social qui a aussi contribué à la poussée de l’antisémitisme dans toute l’Europe des années trente.
D’ailleurs, Robert Wistrich consacre un chapitre entier à la collaboration, sauf rares exceptions, de l’ensemble des pays du vieux continent durant cette sombre période. Parmi les nombreux exemples cités : celui de la Lituanie, où plus des neuf dixièmes de la communauté juive furent exterminés au cours de la Shoah ; celui de l’Ukraine et de sa police si zélée lors des rafles, qui a même pris part à des fusillades massives ; et bien sûr celui du régime de Vichy, qui a largement contribué en France à la déportation de près de 80 000 victimes…
Bref, autant d’arguments qui confirment sa thèse du caractère européen de ce génocide. Mais plus inattendu : il dénonce sans vergogne l’attitude des Alliés eux-mêmes qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, n’ont pas fait du sauvetage des Juifs leur priorité… Et ce, alors que les Anglais avaient connaissance des massacres que perpétraient les SS en Russie dès l’été 1941. De même, l’auteur se réfère à la politique d’immigration très restrictive des États-Unis, jamais modifiée entre 1933 et 1945, qui a empêché de nombreux Juifs de s’y réfugier. Il soulève également la question de savoir si les Alliés aurait dû bombarder Auschwitz, sans toutefois la trancher clairement, mais en indiquant qu’ils en avaient eu très tôt la possibilité.
Enfin, une réflexion sur le lien entre la modernité et le génocide nazi vient clore cet essai passionnant, bien que complexe. Mais l’Histoire, et celle de l’Holocauste en particulier, ne le sont pas moins. Et comme l’explique Robert Wistrich, comprendre comment l’impensable a pu se produire s’avère d’une importance primordiale :
La Shoah ne se contente pas de faire chanceler nos convictions ordinaires sur la modernité et le progrès, elle remet aussi en cause notre compréhension de ce que signifie le fait d’être humain.
c. dupire
Robert S. Wistrich, Hitler, l’Europe et la Shoah (traduit de l’anglais par Jean-Fabien Spitz), Albin Michel, 2005, 334 p. — 20,90 €.