Lamia Ziadé, née à Beyrouth, vit à Paris depuis l’âge de 18 ans. Illustratrice de livres pour enfants, elle a exposé dans de nombreuses galeries. Quoique dessinatrice par « essence », dans Ô nuit, Ô mes yeux (livre en fragments de voyages nostalgiques entre Beyrouth, Le Caire, Damas et Jérusalem), la créatrice séduit plus par ses textes que par ses images. Toute une période qui firent les beaux jours des romans d’espionnages de série B dans les années 60 est retracée. Surgit le monde hybride du Moyen Orient au milieu du siècle dernier : à l’aube et au crépuscule de la Seconde Guere Mondiale. Bref, de la chute de l’empire ottoman à la guerre en Palestine, de la prise du canal de Suez et la défaite de 1967.
Les villes retenues sont des nids sulfureux. L’auteure nous fait traverser cabarets, casinos, villas tristes (ou non), palaces (Le Saint Georges, Le King David, l’Orient Palace, etc.), cinémas et salles de spectacle. Ils sont traversés d’artistes, de poètes, de cheiks, d’imams, d’hommes de mains, d’émirs, de muezzins, de chanteurs, de stars, d’officiers (avec peu de réserve et beaucoup d’arrogance), de danseuses et on en oublie. Il y a là gros et menus fretins, aventuriers de toutes espèces, maris et femmes, amantes et amants. Le tout dans des effluves d’alcool, de drogues, de jeux de hasard. En cet univers où brillent les armes et divers types de meurtres. Certains cultivent le génie, d’autres la bassesse. La tragédie comme la comédie plus ou moins humaine suit son cours. Entre paysannerie et noblesse druze se croisent des grands noms de l’époque : Asmahan, Oum Kalthoum, Abdelwahab, Farid el Atrache, Samia Gamal, Leila Mourad, Nour el Hoda, Sabah, Fayrouz. Souvent glamour, règnent des fêtes organisées par des Gatsby à la mode orientale.
Le melting-pot se décline en un puzzle à la fois dramatique et ironique dans lequel Lamia Zadié joue moins la rassembleuse que la trapéziste, voire la danseuse du ventre. Le monde ressemble à un purgatoire débarrassé plus de la vertu que du vice. Il y a plus de coupables que d’innocents. L’être a de facto disparu sous parures ou déguisements. Reste néanmoins la juste place pour l’imagination et afin que les traces du passé zonent près des abîmes d’où elles sortent.
L’œuvre est constituée de lambeaux de légendes dont la créatrice renvoie un écho dans l’exercice de déliés et de déliaisons. Elle propose de fait une étrange scène. L’agitation demeure. La douleur aussi. Tout comme la ruine. Mais la vie reste, quoique délocalisée, écourtée, ramenée en arrière ou reprise en ce qui tient moins d’amoindrissements que d’ébauches réactivantes. S’y soufflent le chaud et le froid, s’y organise l’apocalypse. Ce qui rend l’univers “désespérable” et rappelle que ce qui est parti ne revient pas. Même si bien des choses se répètent là où, perchée sur le gracile, l’artiste fait assister à certains trépas qu’elle transforme en doux pires et soupirs.
Si bien que Lamia Zadié devient l’horlogère d’un passé d’heures aussi graves que légères. Restent l’intransigeance et une certaine cruauté faite de « precious littles » (comme disait Beckett). Ce précieux rien sabre l’azur, le blanc de la page pour contredire l’idée classique du roman comme de l’illustration.
jean-paul gavard-perret
Lamia Zadié, Ô nuit, Ô mes yeux, P.O.L Editeur, Paris, 2015, 576 p.- 39,90 €.