Entretien avec Alain Absire (Jean S. / SGDL)

En écri­vant Jean S., Alain Absire a vécu une expé­rience humaine et lit­té­raire éton­nante, qu’il a bien voulu évo­quer pour vous

Alain Absire est l’auteur de Jean S., paru au mois d’août chez Fayard et qui compte parmi les romans mar­quants de cette ren­trée lit­té­raire. Il est aussi pré­sident de la Société des Gens de Lettres, qui, depuis 1838, veille sur les droits et la pro­mo­tion des écri­vains fran­çais et fran­co­phones. C’est à ce double titre qu’il nous a accordé ce long entre­tien, dans la quié­tude feu­trée de son bureau du 38 rue du Faubourg-Saint-Jacques…

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre et à le publier aujourd’hui, au moment du 25e anni­ver­saire de la mort de Jean Seberg ?
Alain Absire :
Je pense à écrire un livre autour de Jean Seberg depuis sa dis­pa­ri­tion. À ce moment-là, en août 1979, je venais de publier mon pre­mier roman et je me suis dit que si je pour­sui­vais dans l’écriture — ce qui n’était pas cer­tain - j’écrirais sur elle parce que sa des­ti­née me parais­sait être à la fois un affreux gâchis, emblé­ma­tique des consé­quences que peut avoir la célé­brité sur les indi­vi­dus, et repré­sen­ter l’état d’esprit très par­ti­cu­lier qui a carac­té­risé les années 60 / 70 — je revien­drai là-dessus. Je crois qu’il y a un moment pour écrire chaque livre et je ne me suis senti apte à écrire celui-là qu’après en avoir publié plus de vingt. Quand j’ai com­mencé à pen­ser que le moment était venu pour moi de me lan­cer dans cette étrange aven­ture, je me suis dit que la célé­bra­tion du 25e anni­ver­saire de sa mort serait une bonne oppor­tu­nité pour ravi­ver les mémoires et, sur­tout, cor­ri­ger les erreurs dont s’entache l’image que l’on a don­née d’elle. Je n’ai jamais eu le sen­ti­ment d’être un redres­seur de tort, mais j’avais l’intime convic­tion qu’il y avait des véri­tés à rétablir.

 

Vous par­lez d’erreurs, de véri­tés à réta­blir. Or vous avez choisi la voie non pas de la bio­gra­phie objec­tive, mais celle de la fic­tion. Pour­quoi ? Com­ment vous situez-vous par rap­port à cette notion de vérité ?
Je reven­dique tota­le­ment cette éti­quette de “roman”. Pour­quoi roman ? Parce que cette vie est un roman, un véri­table kaléi­do­scope… mais c’est un roman vrai, et je crois qu’on ne peut en rendre compte dans toutes ses dimen­sions qu’en emprun­tant la forme de la fic­tion. Une bio­gra­phie ordi­naire, qui est un cata­logue de faits dûment comp­ta­bi­li­sés, puis res­ti­tués, ne peut pas, selon moi, don­ner la mesure d’un per­son­nage comme Jean Seberg, si com­plexe, si contra­dic­toire. Vous voyez, je parle de per­son­nage… Le seul moyen qui m’est apparu pour cer­ner les choses, appro­cher des véri­tés du per­son­nage, ça a été de com­po­ser un récit en me pla­çant “dans la peau de…”, sans pour autant écrire à la pre­mière per­sonne. D’ailleurs, le roman a failli s’appeler Dans la peau de Jean S. J’ai donc fait ce pari d’écrire un livre de 600 pages en me met­tant à la place de mon per­son­nage d’un bout à l’autre.
J’ai parlé de ce moment où l’écriture d’un livre s’impose ; à cet égard je dois évo­quer un ouvrage qui a été déter­mi­nant dans la genèse de ce pro­jet autour de Jean S. : Blonde, de Joyce Carol Oates, qui est aussi une ten­ta­tive d’élaborer un roman à par­tir d’une per­sonne réelle : Mari­lyn Mon­roe. Le tra­vail du roman­cier consiste le plus sou­vent à inven­ter des vies de toutes pièces, mais il peut aussi prendre comme matière pre­mière des vies réelles — voire la sienne propre — et en faire une his­toire qu’il va racon­ter. Seul le roman­cier peut effec­tuer ce tra­vail de trans­for­ma­tion, ce pas­sage de la réa­lité à la fic­tion ; un bio­graphe ne le peut pas. Or c’est jus­te­ment ce travail-là qui per­met de sai­sir toute la com­plexité et la pro­fon­deur d’un per­son­nage. Et puis l’expérience per­son­nelle que j’ai vécue en côtoyant Jean Seberg m’a per­mis de don­ner à mon récit cette vibra­tion émo­tion­nelle qui est si impor­tante pour un livre comme celui-là, ce conte de fées qui finit en tragédie.

 

Est-ce la pre­mière fois que vous uti­li­sez de la sorte la réa­lité pour ali­men­ter vos œuvres de fic­tion ?
Pour ce qui est d’écrire autour d’un per­son­nage contem­po­rain — ou quasi contem­po­rain et que j’ai pu connaître moi-même — je l’avais seule­ment fait dans quelques nou­velles assez anciennes. Cela dit j’ai publié un roman sur la der­nière année de la vie de Molière puis, il y a quatre ans, un récit inti­tulé Le Pauvre d’Orient, sur saint Fran­çois d’Assise, qui tous deux pro­cèdent un peu de la même démarche. Natu­rel­le­ment, je n’écris pas que ce genre de livres ! Mais c’est une façon d’aborder le tra­vail roma­nesque qui m’intéresse. Je vou­drais reve­nir sur cette idée qu’il y a des moments dans la vie d’un écri­vain où celui-ci ne peut pas ne pas écrire tel ou tel livre. En ce qui concerne Jean S. je me suis engagé dans l’écriture parce que je sen­tais que je devais abso­lu­ment faire ce livre. C’était pour ainsi dire devenu une ques­tion de vie ou de mort — pour l’écrivain en tout cas. Cela a repré­senté une expé­rience assez par­ti­cu­lière ; mais j’avais en quelque sorte — consciem­ment ou pas — pré­paré le ter­rain avec mon roman pré­cé­dent, La Décla­ra­tion d’amour, qui est une espèce d’autofiction un peu sin­gu­lière puisque j’y trans­pose mon propre vécu en Égypte, à l’époque d’Akhenaton. Et dans cette Décla­ra­tion, je me livre à un corps à corps avec la réa­lité assez simi­laire, à cette dif­fé­rence près que dans Jean S. je suis absent du récit en tant que personnage. 

 

Com­bien de temps la rédac­tion de ce livre vous a-t-elle demandé ? Pourriez-vous retra­cer dans ses grandes lignes la chro­no­lo­gie de votre tra­vail ?
Il n’est pas pos­sible de quan­ti­fier avec exac­ti­tude le temps que demande l’écriture d’un livre, mais je dirais qu’il m’a fallu envi­ron un an. Il y a des livres qui s’écrivent plus aisé­ment que d’autres, et Jean S. fait par­tie de ceux que j’ai écrits sans dif­fi­cul­tés tech­niques majeures. En ce qui concerne la docu­men­ta­tion, il y a d’abord mes sou­ve­nirs per­son­nels… J’ai décou­vert Jean Seberg vers quinze ans, avec À bout de souffle. J’ai été émer­veillé comme un ado­les­cent peut l’être. Puis à 22 ans, alors que je vou­lais être comé­dien, et que j’avais l’audace de la jeu­nesse, j’ai frappé au 108 de la rue du Bac où elle habi­tait, et la porte s’est ouverte… Voilà, c’est aussi simple que ça.… Cela fait pour ainsi dire trente-cinq ans qu’elle est pré­sente dans ma vie. Et puis je dois avoir chez moi la quasi tota­lité de ce qui a été publié sur elle — livres, articles de jour­naux… etc. et je peux vous dire que dans ces publi­ca­tions, il y a vrai­ment de tout, ça part dans tous les sens, avec beau­coup d’horreurs ! À par­tir du moment où j’ai pris la déci­sion de faire ce livre — une déci­sion que je n’ai pas été seul à prendre, mon épouse m’a accom­pa­gné — j’ai pris quelques notes, mais c’est allé rela­ti­ve­ment vite. Ensuite, eh bien c’est le tra­vail de l’écrivain, j’ai écrit envi­ron quatre heures par jour, et voilà.
Res­tent cer­taines dif­fi­cul­tés d’ordre émo­tion­nel ; en fait c’est à la fin du livre qu’elles ont été les plus grandes… Ce fut une expé­rience étrange : d’un côté je ne vou­lais pas que ce livre s’achève, parce que c’était comme tran­cher un lien que je n’avais pas envie de rompre, mais d’un autre côté j’avais envie que cette his­toire s’arrête parce que les der­niers moments de la vie de Jean sont abo­mi­nables. Joyce Carol Oates dit qu’elle est sor­tie émiet­tée de la rédac­tion de Blonde, c’est exac­te­ment cette sensation-là que j’ai éprou­vée. Une sen­sa­tion d’émiettement d’autant plus forte que je parle d’une per­sonne que j’ai connue et “bien aimée”. Cela dit, au-delà de cette âpreté, pour moi, écrire, c’est géné­ra­le­ment une immense joie. C’est magique, je raf­fole de ça. Jamais je ne me mets à ma table de tra­vail sans me dire “quelle joie !”.

 

Vous disiez au début de notre entre­tien que vous alliez reve­nir sur les années 60 / 70… toute une époque…
Oui, c’est tout bête­ment ma jeu­nesse. J’avais 18 ans en 68… On ne peut pas com­prendre le des­tin de Jean S. sans se réfé­rer à cette époque, où régnait l’idéalisme ; un idéa­lisme à la fois mili­tant, avec par­fois un réel cou­rage mais une bonne dose de naï­veté. En ce temps-là, seuls les plus forts s’en sor­taient. Quand Jean S. mili­tait pour les Black Pan­thers — et Dieu sait com­ment ! — elle avait une sœur de lutte, Jane Fonda qui, elle, s’en est tirée, sans doute parce qu’elle était mieux armée, peut-être plus cynique, ce que Jean, qui n’avait que sa géné­ro­sité et son ardeur à aller vers les plus faibles, n’était pas. Elle a tout donné, jusqu’à se rui­ner. Elle a été mani­pu­lée, humi­liée, bri­sée… et sou­vent par ceux-là mêmes qu’elle vou­lait aider. Et quand les enne­mis et les adver­saires poli­tiques, FBI et com­pa­gnie, s’y sont mis aussi, qu’est-il resté d’elle ? Je crois que dans l’engagement de soi-même, il y a des points de non-retour ; Jean S. a fran­chi ce point-là et elle n’en est pas reve­nue.
Beau­coup de gens de notre géné­ra­tion, moins connus que Jean S., en sont pas­sés aussi par là, et en sont res­tés bri­sés pour la vie. Ceux-là ont cru à tout, à plus que tout, et ils ont joué leur vie sur des convic­tions en oubliant que le temps balaye chaque cer­ti­tude, non seule­ment d’un point de vue per­son­nel mais aussi socio­cul­tu­rel­le­ment. Or on a tous ten­dance à vivre plus ou moins comme si la men­ta­lité de notre époque allait per­du­rer dix ou vingt ans durant. C’est exac­te­ment l’erreur qu’a com­mise notre géné­ra­tion dans les années 60 /70. En réa­lité, tout a changé. À tout point de vue ; les modes de vie, les modes de pen­sée… Il y a eu des chan­ge­ments louables, d’autres beau­coup moins, mais c’est comme ça.

Je lisais récem­ment un article de presse — dans Elle, pour être pré­cise — qui évo­quait la vie de Jean Seberg et se réfé­rait à votre livre, mais sans en rien dire d’un point de vue stric­te­ment lit­té­raire. Qu’en pensez-vous ?
Je dirais que je suis aussi au ser­vice de mon per­son­nage, et qu’à par­tir du moment où on parle d’elle, on parle aussi de moi… Vous savez, pour les écri­vains, l’important c’est qu’on parle des livres. Ensuite, la manière dont on en parle dépend du sup­port et de l’identité de celui-ci ; il est des médias où l’on creu­sera davan­tage la forme des livres que dans d’autres. Et le tra­vail du jour­na­liste, c’est d’abord de s’adapter au public visé, et de rete­nir son atten­tion. La jour­na­liste de Elle — avec qui j’ai d’ailleurs parlé au télé­phone — a au rai­son de conce­voir son article dans ce sens pour inci­ter les gens à lire le livre. Cela dit, j’apprécie aussi les articles qui s’attardent sur le côté for­mel, la nature du pro­jet… Je crois sur­tout qu’il y a de la place pour tout type d’articles — et j’espère qu’il y a encore de la place pour les livres, tout simplement.

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Votre livre est tel­le­ment hybride, foi­son­nant dans sa forme, qu’en effet il se prête à des lec­tures mul­tiples - et l’on ne peut que s’attendre à cette mul­ti­tude de manières de l’aborder et d’en par­ler…
J’ai pris l’histoire de façon linéaire, qua­si­ment de la nais­sance à la mort. J’ai ensuite mixé dif­fé­rentes tech­niques d’écriture et de nar­ra­tion, insé­rant ici des dia­logues, là des échanges de répliques comme au théâtre, ailleurs des extraits de rap­ports, des lettres, des articles de jour­naux, écrits par moi bien sûr… etc. L’essentiel était de varier : je devais, sur 600 pages, faire en sorte que cette his­toire vraie, dont tout le monde connaît la fin, demeure pal­pi­tante jusqu’au bout. Il fal­lait que les évé­ne­ments paraissent neufs. Et puis c’est d’une vie qu’il s’agit ; je ne pou­vais pas mettre en scène un per­son­nage qui demeure iden­tique de la pre­mière à la der­nière page. Je me suis aussi efforcé de trai­ter dif­fé­rem­ment tous les per­son­nages qui ont gra­vité autour de Jean S. — Clint East­wood, André Mal­raux, Romain Gary… j’en passe et des meilleurs — notam­ment en leur prê­tant des manières de s’exprimer propres à cha­cun d’eux.
En fait, j’ai tra­vaillé comme un cinéaste : j’avais des scènes, des séquences, des “chutes”, puis est venu un moment où tout cela a com­mencé à for­mer un tout à peu près cohé­rent — et là, comme au cinéma, j’ai fait un mon­tage, un col­lage. Ce fut un excellent exer­cice d’écriture, et c’est peut-être aussi un bon exer­cice de lec­ture… Ce qui m’intéressait, c’était de bri­ser une linéa­rité qui aurait pu être mono­tone pour me rap­pro­cher de la réa­lité de la vie. Parce que la vie, elle est comme ça, elle est faite de collages.

On trouve plu­sieurs sortes de typo­gra­phies dans le texte et, en effet, cela rend bien cette idée de col­lage. Mais cha­cune de ces typo­gra­phies a-t-elle en soi une signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière ?
Je répon­drai en deux points. D’abord, je vou­lais sug­gé­rer que je consti­tuais un dos­sier — fût-il émi­nem­ment sub­jec­tif. Ces typo­gra­phies marquent bien l’accumulation de pièces diverses — des poèmes, des chan­sons, des dia­logues chez le psy, des articles de jour­naux… et il me semble que ça faci­lite beau­coup la lec­ture. Ensuite, je dois pré­ci­ser qu’il m’a fallu tout construire, parce qu’à la mort de Jean Seberg, tous ses écrits — ou presque tous — ont dis­paru. Or elle écri­vait énor­mé­ment. Elle avait d’ailleurs l’intention de se consa­crer à l’écriture et d’abandonner son métier de comé­dienne. J’ai lu à l’époque plu­sieurs de ses textes et je dois dire qu’elle avait un réel talent. Vingt-cinq ans plus tard, j’ai fait mon tra­vail de roman­cier, entre mémoire et ima­gi­na­tion. Et puis cela entrait dans ce pro­cédé d’écriture que j’avais choisi — me mettre “dans la peau de…” Il est cer­tain que si Alain Absire écrit sous son nom des poèmes, des chan­sons ou un jour­nal intime, il ne va pas écrire comme ça !

On retrouve cette même diver­sité for­melle dans les dif­fé­rentes manières dont vous trans­cri­vez les iden­ti­tés. À quoi cor­res­pondent ces jeux sur la façon de nom­mer les per­son­nages ?
Je crois que l’écriture est une acti­vité ludique — ce qui ne l’empêche pas d’être vitale, on peut mou­rir de jouer. Je joue beau­coup quand j’écris. Et puis on est dans un roman, c’est un peu comme dans un hall, où vous avez des miroirs de tous les côtés et où tout se reflète dans tous les sens. Alors j’ai eu envie non pas de brouiller les pistes mais de pous­ser le roma­nesque jusqu’à user de prête-noms. Ivan K., par exemple… c’est Romain Gary. Mais je n’avais pas envie de l’appeler Romain Gary. Non pas pour me cacher, ç’aurait été stu­pide, mais j’ai tou­jours été convaincu que seul le roman don­ne­rait sa vraie dimen­sion à cet homme, que j’ai un peu connu. Et jouer ainsi sur son nom — Ivan était le pré­nom de son père dont il disait qu’il avait été acteur — cor­res­pon­dait par­fai­te­ment aux mul­tiples facettes de sa per­son­na­lité. C’était, entre autres, un affa­bu­la­teur de pre­mière ! Il fal­lait le voir dans ses confé­rences de presse quand il était consul de France à Los Angeles, ou lors de l’enterrement du géné­ral de Gaulle, qua­si­ment déguisé en membre des Forces fran­çaises insur­gées !
Pour en reve­nir aux noms, je crois beau­coup à leur impor­tance dans un roman, et là je me suis un peu amusé ; ça fait par­tie de l’entreprise roma­nesque, et du jeu.

Par­ti­ci­pant aussi du jeu — mais de l’acteur, cette fois — on note dans votre livre un art tout par­ti­cu­lier de “don­ner la parole” à quelques-uns des per­son­nages que Jean Seberg a incar­nés et qui montre bien la confu­sion d’identité qui s’établit par­fois…
C’est là une des clefs de la vie de Jean Seberg, il lui a tou­jours été extrê­me­ment dif­fi­cile de déter­mi­ner cette fron­tière entre ses per­son­nages et ce qu’elle était elle-même. Je pense par exemple qu’elle a été rat­tra­pée par des per­son­nages comme Lilith — un rôle magni­fique que celui de cette femme schi­zo­phrène qui, inter­née dans un asile psy­chia­trique, va finir par pro­vo­quer le sui­cide d’un autre malade, tombé éper­du­ment amou­reux d’elle. C’est ce même genre de schi­zo­phré­nie auquel elle sera confron­tée plus tard dans sa vie.
On retrouve une dua­lité sem­blable dans son enga­ge­ment poli­tique aux côtés des Black Pan­thers : qu’est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce moi qui m’engage ou bien suis-je un per­son­nage en train de s’engager ? Pour­tant je suis sin­cère, mais en même temps je me regarde agir… jusqu’où vais-je aller, jusqu’où ne vais-je pas aller… Les êtres qui, comme elle, sont en proie à ces ques­tion­ne­ments assez ver­ti­gi­neux me pas­sionnent et me bou­le­versent. Je crois qu’arrive tou­jours un moment où l’on est rat­trapé par sa propre image — celle qu’on pro­jette de soi-même et celle qu’on se pro­jette — et qu’il y a alors un risque de déchi­rure. Cette déchi­rure va se pro­duire chez Jean Seberg jusqu’à l’horreur qu’a été la fin de sa vie.

Que l’on soit comé­dien ou écri­vain, ne vit-on pas un peu le même type de rela­tion avec ses per­son­nages, incar­nés sur scène ou à l’écran, ou bien créés sur le papier ?
Si, sur­tout quand on écrit un livre en se glis­sant “dans la peau de…”. C’est comme un rôle.
Dans un cas comme dans l’autre, il y a des per­son­nages qui laissent des marques pro­fondes — Lilith pour Jean, Lazare ou Molière pour moi. Et puis cer­tains per­son­nages vous hantent plus que d’autres pen­dant que vous écri­vez… Par exemple, quand je tra­vaillais sur Lazare ou le Grand som­meil, il y a 20 ans de cela, je me levais à trois heures du matin, j’allais faire les cent pas en me deman­dant com­ment j’allais me sor­tir vivant de cette his­toire de mort… Et là, tan­dis que j’écrivais Jean S. j’en rêvais la nuit, sur­tout à la fin… J’ai rêvé d’elle sous l’emprise de l’alcool — alors que je ne l’ai jamais vue ainsi, mal­gré les graves pro­blèmes d’alcoolisme qu’elle a ren­con­trés — et j’étais là à la sup­plier d’arrêter…
Ce sont des rôles forts, des per­son­nages forts, et je suis per­suadé qu’on ne se débar­rasse jamais vrai­ment des traces qu’ils laissent en nous.

J’imagine qu’il faut du temps pour se déprendre d’un per­son­nage comme Jean S.… Avez-vous mal­gré tout com­mencé à éla­bo­rer un nou­veau pro­jet lit­té­raire ?
Oui, je pré­pare un roman sur le peintre Fran­cis Bacon, qui repo­sera sur la même démarche que Jean S., à cette dif­fé­rence près que je n’ai pas connu Fran­cis Bacon per­son­nel­le­ment ; je n’aurai donc pas la même impli­ca­tion émo­tion­nelle.
Ce qui m’intéresse dans la vie de Bacon, ce sont les 7 ou 8 années de sa liai­son avec George Dyer, qui était à la fois son modèle et son amant, et qui s’est sui­cidé à Paris le jour du ver­nis­sage de son expo­si­tion au Grand Palais. Vous voyez, c’est autre chose, et si je m’attaque à un sujet comme Fran­cis Bacon c’est aussi pour reve­nir à moi-même. Le fait que j’ai com­mencé à tra­vailler sur ce futur livre ne signi­fie pas que je sois sorti de ce que j’ai vécu en écri­vant Jean S. De toute façon, on conti­nue d’être habité même après la sor­tie en librai­rie. Là le livre vient de sor­tir, mais rien n’est ter­miné. Il va me fal­loir du temps pour me “désha­bi­ter”. Mais cela viendra…

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Venons-en à la SGDL et à votre fonc­tion de pré­sident… Pourriez-vous tout d’abord pré­sen­ter cette ins­ti­tu­tion ?
La Société des Gens de Lettres, qui compte envi­ron 6 000 membres, est la plus impor­tante asso­cia­tion d’auteurs de l’écrit en France. Il s’agit d’une asso­cia­tion pro­fes­sion­nelle, et seuls peuvent en être membres des auteurs qui ont publié à compte d’éditeur ou bien, s’il s’agit d’auteurs de l’audiovisuel, de gens dont les tra­vaux ont fait l’objet d’au moins un contrat d’exploitation. Cette société a été fon­dée en 1838 par des gens pres­ti­gieux — Vic­tor Hugo, Alexandre Dumas, Bal­zac, George Sand et bien d’autres -, pour défendre les inté­rêts des auteurs. À l’époque, les roman­ciers étaient essen­tiel­le­ment feuille­to­nistes, et leurs romans publiés en feuille­tons étaient régu­liè­re­ment réuti­li­sés, pillés, reven­dus entre pro­prié­taires de jour­naux sans qu’ils puissent éle­ver la moindre pro­tes­ta­tion. Voilà, c’est venu de là. 170 ans plus tard, nous avons tou­jours ce rôle de défense des droits moraux et patri­mo­niaux des auteurs de l’écrit.
“Auteurs de l’écrit” est une déno­mi­na­tion qui regroupe trois familles d’auteurs : d’abord les écri­vains et les tra­duc­teurs, le groupe le plus impor­tant, puis les auteurs de l’audiovisuel et du mul­ti­mé­dia, et enfin les auteurs radio. Pour défendre leurs droits, nous avons inté­gré un ser­vice juri­dique, et nous pos­sé­dons la seule assis­tante sociale en France uni­que­ment dédiée à l’aide aux auteurs de l’écrit. Par son pro­fes­sion­na­lisme, elle nous per­met d’aider dura­ble­ment les écri­vains en dif­fi­culté.
Nous inter­ve­nons aussi dans la pro­mo­tion de la lit­té­ra­ture et des œuvres de l’esprit en France. À ce titre, nous attri­buons des bourses aux nou­veaux talents, et des prix. Et puis nous orga­ni­sons des mani­fes­ta­tions cultu­relles, des ren­contres avec des auteurs, comme par exemple dans les FNAC avec qui nous enta­mons un nou­veau par­te­na­riat. Le pro­gramme de ces mani­fes­ta­tions est dif­fusé tous les mois dans une lettre d’information, où figurent lieux, dates, horaires et tous ren­sei­gne­ments utiles. Paral­lè­le­ment, nous tra­vaillons dans le cadre de la fran­co­pho­nie et au niveau euro­péen, et nous avons un rôle d’ordre nor­ma­tif, qui consiste à faire évo­luer les lois et les pra­tiques en faveur des auteurs. Par exemple, nous avons créé l’AGESSA, en 1976 (la caisse de sécu­rité sociale des auteurs), nous sommes aussi à l’origine de la loi sur le droit de prêt en biblio­thèque dont les décrets d’application viennent d’être publiés dans le Jour­nal Offi­ciel. C’est une loi impor­tante, qui va d’une part nous per­mettre de tou­cher des droits sur l’achat de nos livres par les biblio­thèques, sans que cela coûte un cen­time au lec­teur, et d’autre part de prendre en charge pour moi­tié la pre­mière caisse de retraite com­plé­men­taire des écri­vains et tra­duc­teurs — jusqu’à pré­sent nous étions les seuls créa­teurs à ne pas avoir de caisse de retraite complémentaire.

Depuis com­bien de temps exercez-vous la fonc­tion de pré­sident, et com­ment avez-vous été amené à le deve­nir ?
J’ai pris la suc­ces­sion de Georges-Olivier Châ­teau­rey­naud il y a main­te­nant un peu plus de deux ans. J’ai droit à 4 man­dats d’un an et là j’entame le troi­sième. Je suis “socié­taire” depuis une quin­zaine d’années — on est “socié­taire” au bout de six livres publiés. J’ai été élu admi­nis­tra­teur il y a cinq ans. À ce poste, j’ai très vite pris la res­pon­sa­bi­lité de ce qu’on appelle “les affaires lit­té­raires” et, de fil en aiguille, j’en suis arrivé à la pré­si­dence. Je tiens à sou­li­gner que notre asso­cia­tion est recon­nue d’utilité publique, et que, à côté de nos sala­riés, nous tous élus sommes des bénévoles.

Du point de vue de l’aide aux auteurs qu’est-ce qui vous dif­fé­ren­cie du CNL (Centre natio­nal du livre) ?
Une dif­fé­rence majeure ! nous sommes une asso­cia­tion loi 1901 tan­dis que le CNL est un orga­nisme d’État, une éma­na­tion du minis­tère de la Culture. Le CNL dis­tri­bue de l’argent public tan­dis que nos aides pro­viennent exclu­si­ve­ment des coti­sa­tions des membres, des legs et dona­tions — depuis 1838 — et enfin des ser­vices que nous com­mer­cia­li­sons — dépôt et pro­tec­tion de manus­crits notam­ment.
Nous entre­te­nons par ailleurs d’excellents rap­ports avec le CNL — dont je suis éga­le­ment admi­nis­tra­teur — et nous envi­sa­geons de fusion­ner nos aides sociales. C’est vous dire com­bien nous sommes convain­cus que l’union de nos forces contri­buera à aug­men­ter les secours que nous pour­rons appor­ter aux auteurs !

Quels sont les prix décer­nés par la SGDL ?
Il y a d’abord les prix de recon­nais­sance, qui sont décer­nés au prin­temps selon 7 ou 8 caté­go­ries (roman, nou­velles, poé­sie… etc.) dont un prix pour l’ensemble de l’œuvre — c’est Pierre Michon qui l’a obtenu cette année. Les lau­réats sont dési­gnés par l’ensemble des 24 admi­nis­tra­teurs, à la suite de votes suc­ces­sifs, comme pour n’importe quel prix lit­té­raire. C’est nous qui deman­dons les livres aux édi­teurs, mais cer­tains d’entre eux nous envoient des titres spon­ta­né­ment. Cer­tains auteurs aussi nous envoient leurs livres. Les bourses, elles, sont attri­buées en automne. À deux excep­tions près, elles sont des­ti­nées en prio­rité à de jeunes auteurs. Ces prix, et ces bourses, fondent en grande par­tie notre rôle de recon­nais­sance de nos pairs… et de ceux qui nous succèderont.

Biblio­gra­phie d’Alain Absire

ROMANS
L’homme dis­paru (Albin Michel, 1979)
Roman d’une ville en douze nuits (Albin Michel, 1980)
Un vieux fusil ita­lien dont plus per­sonne ne se sert (Calmann-Lévy, 1982)
Vasile Eva­nescu, l’homme à tête d’oiseau (Calmann-Lévy, 1983 - Prix Libre, 1984)
118, rue Ter­mi­nale, (Calmann-Lévy, 1984 / Le Livre De Poche)
Lazare ou le grand som­meil (Calmann-Lévy, 1987 / Le Livre De Poche)
L’égal de Dieu (Calmann-Lévy, 1987 / Pocket — Prix Fémina)
Bap­tiste ou la der­nière sai­son (Calmann-Lévy, 1990 / Le Livre de Poche)
Jo… ou la nuit du monde (Calmann-Lévy, 1993)
Sul­pi­cia (zulma, 1993 / Pocket)
L’Affaire Gri­maudi (en col­la­bo­ra­tion — Le Rocher, 1995)
L’Enfant-lune (Jul­liard, 1995)
Ales­san­dro ou la guerre des chiens (Flam­ma­rion, 1997)
Les Noces fatales (Flam­ma­rion, 1999)
Le Pauvre d’Orient (Les Presses de la Renais­sance, 2000)
Lapi­da­tion (Fayard, 2002 / Le Livre de Poche)
La Décla­ra­tion d’amour (Fayard, 2003)

NOUVELLES
L’Éveil (Le Cas­tor astral, 1985)
Mémoires du bout du monde (Les Presses de la Renais­sance, 1989)
Les Tyrans ( Les Presses de la Renais­sance, 1991)
Sénèque (en col­la­bo­ra­tion avec Joël Scmidt — Nou­velles Nou­velles, coll. “Trio­let”, 1991)
La Vierge au creux du chêne (Le Ver­ger Édi­teur, 2002)

ESSAIS
Alejo Car­pen­tier, (Jul­liard, 1994)

   
 

Pro­pos recueillis par isa­belle roche le 30 août 2004 dans les locaux de la SGDL
38 rue du Fau­bourg Saint-Jacques
75014 PARIS

 
     
 

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