Fernando Meirelles, Blindness

Une ode noire à l’humanité

Synop­sis
Le pays est frappé par une épi­dé­mie de cécité qui se pro­page à une vitesse ful­gu­rante. Les pre­miers conta­mi­nés sont mis en qua­ran­taine dans un hôpi­tal désaf­fecté où ils sont rapi­de­ment livrés à eux-mêmes, pri­vés de tout repère. Ils devront faire face au besoin pri­mi­tif de cha­cun : la volonté de sur­vivre à n’importe quel prix. Seule une femme n’a pas été tou­chée par la ” blan­cheur lumi­neuse ” et suit volon­tai­re­ment son mari dans sa réclu­sion impo­sée. Elle va les gui­der pour échap­per aux ins­tincts les plus vils et leur faire reprendre espoir en la condi­tion humaine.

Méta­phore sur les réac­tions poli­tiques et indi­vi­duelles face aux catas­trophes natu­relles ou sani­taires, inter­ro­ga­tion sur l’animalité de l’homme en situa­tion extrême, le film de Mei­relles médite sur les consé­quences pour l’homme du refus de voir ce qui se passe autour de lui. Cette fable phi­lo­so­phique met à pro­fit la qua­ran­taine impo­sée aux aveugles, enfer­més ensemble par des auto­ri­tés démis­sion­naires dans un immeuble désaf­fecté, aban­donné de ses méde­cins et sur­veillés depuis des mira­dors par des sol­dats armés au sur­plomb de bar­be­lés, pour éta­blir si, mal­gré leurs condi­tions chao­tiques, ils apprendront/parviendront à coha­bi­ter en cet enfer où les vivres sont rares et où l’instinct l’emporte sur la rai­son. Mais com­ment, dans cette des­cente morale aux enfers, main­te­nir une concep­tion uni­taire de la nature humaine ? La vio­lence qui se déchaîne en ce lieu ne signale-t-elle pas plu­tôt la dégra­da­tion, irré­ver­sible, du corps social ? Sur quoi donc est-il encore pos­sible de fon­der la res­pon­sa­bi­lité du sujet envers autrui ?

Une nature humaine rabou­grie
Extrait 1, pre­mières minutes du film :
La scène com­mence dans une grande métro­pole, par un gros plan sur un feu de cir­cu­la­tion où une voi­ture ne démarre pas, mal­gré le pas­sage au vert du feu. Le gros plan, trop impor­tant prend tout le champ et empêche de voir, tan­dis que les sons acca­parent aussi un espace exa­géré dans le vacarme des klaxons et des cris. Plongé dans un uni­vers de per­cep­tion qui défie ses repères habi­tuels, le spec­ta­teur voit mal et entend trop : la cause en est que le conduc­teur de cette voi­ture arrê­tée en plein car­re­four vient de tom­ber aveugle. Tous les pas­sants qui assistent à la scène vont être, les uns après les autres, conta­mi­nés par cette épi­dé­mie de cécité. En l’espace de quelques jours, c’est la ville entière qui sera atteinte.

Très vite, les per­son­nages, de même que le spec­ta­teur, sont plon­gés dans un huis clos violent et répu­gnant. L’hôpital devient un cloaque — qui « évoque le « bour­bier bar­bare » dési­gnant chez Pla­ton (Répu­blique, VII) le trom­peur monde des sens -, jon­ché d’immondices et de défé­ca­tions. Les « malades », aban­don­nés tout autant à leur sort qu’à leur han­di­cap, se vautrent lit­té­ra­le­ment dans ces déchets, obnu­bi­lés par le seul impé­ra­tif de satis­faire aux exi­gences vitales de la néces­sité phy­sio­lo­gique : boire, se nour­rir, faire ses besoins, copu­ler ; bref, res­ter en vie. Aban­don­nant toute dignité, ils laissent s’évanouir le ver­nis – lequel paraît bien mince – d’humanité qui était le leur avant la pro­pa­ga­tion de l’épidémie. Cédant aux ins­tincts les plus bas (mais en est-il de hauts?), ils se méta­mor­phosent peu à peu en véri­tables bêtes, que le lent et patient tra­vail de la civi­li­sa­tion avait enfouies. Comme le dit Hobbes repris par Freud, « l’homme est un loup pour l’homme » et il peut désor­mais tuer (sym­bo­li­que­ment ou phy­si­que­ment) son pro­chain afin d’honorer son ins­tinct de conser­va­tion :
« L’homme n’est point cet être débon­naire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit por­ter au compte de ses don­nées ins­tinc­tives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par consé­quent, le pro­chain n’est pas seule­ment un auxi­liaire et un objet sexuel pos­sibles, mais aussi un objet de ten­ta­tion. L’homme est en effet tenté de satis­faire son besoin d’agression aux dépens de son pro­chain, d’exploiter son tra­vail sans dédom­ma­ge­ments, de l’utiliser sexuel­le­ment sans son consen­te­ment, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infli­ger des souf­frances, de le mar­ty­ri­ser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le cou­rage, en face de tous les ensei­gne­ments de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette ten­dance à l’agression, que nous pou­vons déce­ler en nous-mêmes et dont nous sup­po­sons à bon droit l’existence chez autrui, consti­tue le fac­teur prin­ci­pal de per­tur­ba­tion dans nos rap­ports avec notre pro­chain ; c’est elle qui impose à la civi­li­sa­tion tant d’efforts. Par suite de cette hos­ti­lité pri­maire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civi­li­sée est constam­ment mena­cée de ruine. »
Freud, Malaise dans la civi­li­sa­tion, 1929.

En effet, à en juger par les cruau­tés, les atro­ci­tés, les guerres dont se montrent capables les hommes les uns envers les autres, indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment, Freud inter­roge légi­ti­me­ment le fond de la nature humaine, visant ici à réfu­ter la thèse, et même à dénon­cer le mythe, de l’homme natu­rel­le­ment bon. Ainsi, la vio­lence humaine, qu’elle soit phy­sique ou morale, est-elle innée ou acquise cultu­rel­le­ment, socia­le­ment ? L’homme porte-t-il atteinte à autrui par essence et à l’état de nature ou bien devient-il violent pour des rai­sons sociales et his­to­riques ?
Selon Freud, la vio­lence est une don­née natu­relle et pre­mière (« ten­dance », « hos­ti­lité pri­maire »), active et non réac­tive, qui puise sa source dans les ins­tincts de l’homme (« don­nées ins­tinc­tives »). La ten­dance de l’homme à l’agressivité n’est donc pas seconde et déri­vée ; elle n’est pas une consé­quence de la vie en société. Thèse qu’il étaie dans cet extrait en s’appuyant en pre­mier lieu sur des constats d’expériences tirées de l’histoire indi­vi­duelle ou col­lec­tive qui nous pré­sentent les méfaits des hommes (exploi­ta­tion, viol, vol, meurtres, guerres etc.) Ceci parce que, en un deuxième temps, Autrui se mani­feste prin­ci­pa­le­ment comme un objet de ten­ta­tion sur lequel peuvent se défou­ler les pul­sions agres­sives de cha­cun d’entre nous – notam­ment les « pul­sions de mort » (tha­na­tos) incons­cientes ins­crites dans le psy­chisme de tout homme, et indé­ra­ci­nables. En découle pour finir la sombre consé­quence selon laquelle la civi­li­sa­tion, lorsqu’elle tente de poli­cer les rap­ports entre les hommes (les pul­sions pou­vant être répri­mées ou refou­lées mais non détruites) ne sau­rait être qu’un remède provisoire.

Par exemple, dans notre extrait des pre­mières minutes du film, on voit parmi les pas­sants conta­mi­nés par l’épidémie de cécité l’un d’eux obéir immé­dia­te­ment à un élan d’altruisme envers le mal­heu­reux conduc­teur, tombé aveugle, de la voi­ture arrê­tée au feu, tan­dis qu’un autre se pro­pose de le recon­duire à son domi­cile – mais c’est parce qu’il pré­voyait déjà de lui voler sa voi­ture ! Reste que, n’en déplaise à Freud, si la part ani­male des malades en qua­ran­taine refait sur­face, leur cer­veau rep­ti­lien ne l’emporte pas com­plè­te­ment : l’argent conti­nue de valoir comme élé­ment sym­bo­lique essen­tiel alors que sa valeur réelle est nulle dans ce lieu, le méde­cin qui ne sup­porte plus d’être materné par sa femme pré­fère encore «  faire le mal » (i.e céder à ses pul­sions de mâle) avec une autre femme… Même peu appré­ciables, cer­tains fon­da­tions cultu­relles résistent.

La vio­lence de la dégra­da­tion sociale
Dans cette ville non iden­ti­fiée où les per­son­nages n’ont pas de pré­noms (le tour­nage s’est fait à Sao Paulo, multi-ethnique, et sans élé­ment archi­tec­tu­ral iden­ti­fiable), on ne saura pas d’où vient cette épi­dé­mie, ni pour­quoi une seule femme n’en est pas atteint. Mais c’est bien cette perte d’humanité que Blind­ness illustre, l’aveuglement se don­nant aussi comme une méta­phore tout à la fois de l’indifférence, du refus de tout un cha­cun de regar­der en face l’inadmissible et de la démis­sion des pou­voirs poli­tiques dans des cir­cons­tances extrêmes. L’ignominie, par­tout, ter­ri­fiante et déran­geante, congé­die bru­ta­le­ment par son réa­lisme même le fan­tasme d’une nature humaine idyl­lique. Cette para­bole sur l’aveuglement spi­ri­tuel d’une civi­li­sa­tion obnu­bi­lée par le confort maté­riel pousse de façon indé­niable à réflé­chir sur les limites des socié­tés démocratiques.

A l’écran, les plans lumi­neux sur les cou­loirs enva­his de déchets et détri­tus, à l’hygiène réduite à néant, excré­ments et urine copieu­se­ment mêlés, contrastent avec l’obscurité omni­pré­sente – paral­lèle topo­gra­phique du cau­che­mar que vivent à répé­ti­tion dans l’angoisse les citoyens ici enfer­més (on devrait dire emmu­rés). Les cadrages, le rythme, les mou­ve­ments des acteurs, nous exposent un monde autre. Un monde bru­tal où dominent les quatre sens exa­cer­bés qui demeurent en l’homme, la vue en moins : par le tru­che­ment des sen­sa­tions qui leur reste, ces malades par­viennent cepen­dant à s’organiser, tou­chant sans cesse les objets et les visages, pal­pant sol et murs à l’aide de cannes impro­vi­sées, déam­bu­lant dans l’espace grâce à des cordes ten­dues au pla­fond, se recon­naissent à la voix, aux bruits, sen­tant une myriade d’odeurs (des meilleures aux pires). Des êtres capables, dans ces condi­tions qui res­semblent à celles des camps de pri­son­niers de la seconde guerre mon­diale, d’éprouver une joie sans pareille lorsqu’ils par­viennent à man­ger un sem­blant de nourriture.

Devant le noir spec­tacle de cet Ailleurs spatio-temporel indé­fini, cha­cun se prend, tels Hobbes et Rous­seau s’interrogeant sur la fic­tion du « contrat social », à se deman­der com­ment les pre­miers hommes ont bien pu réussi ‚à consti­tuer les pre­mières com­mu­nau­tés modestes sans s’exterminer les uns les autres. Qui a eu le pre­mier l’idée qu’il fal­lait un chef pour main­te­nir le cap de l’agrégation des indi­vi­dus en com­mu­nauté ? Démons­tra­tion magis­trale par l’absurde est faite ici sur le pou­voir, objets de maintes cri­tiques et autres détes­ta­tions, mais pilier fon­da­men­tal et néces­saire, au sens latin de « ce sans quoi n’est pas », de la société. Tout porte à croire en effet que l’homme n’est pas fait pour l’absence totale d’organisation, pour l’anarchie : quand la loi du droit posi­tif s’éteint, au cœur des pénombres de la sor­dide gré­ga­rité humaine luit encore la faible lueur de cette force qui n’appartient qu’au cœur des braves. Si tant est que la vio­lence géné­ra­li­sée ne l’éteigne pas d’un coup.

Car Blind­ness, à l’évidence, se fait aussi le ter­rible por­tait des pre­miers »conta­mi­nés » mis en qua­ran­taine, pour ne pas dire par­qués, dans un hôpi­tal désaf­fecté où, rapi­de­ment livrés à eux-mêmes, il sont pri­vés de tout repère. Devant faire face au besoin pri­mi­tif de cha­cun, à la volonté de sur­vivre à n’importe quel prix, cer­tains vont ten­ter de pré­ser­ver un mini­mum de dignité humaine. Mais, pro­gres­si­ve­ment, on les voit contraints par la force des choses d’entrer en guerre contre ceux qui ont com­pris d’emblée que, pour sur­vivre avec des ravi­taille­ments quasi-inexistants, il faut écra­ser l’autre. Vivant de facto non pas au contact les uns des autres mais les uns sur les autres, ces hommes se sou­lagent sans état d’âme ni mori­gé­na­tion morale, défé­quant n’importe puisque inca­pables de (re)trouver les toi­lettes, copu­lant où et quand ils le peuvent, par néces­sité vis­cé­rale, quitte à contraindre l’autre. Véri­table misère d’un monde sous-tendue par la vio­lence de la dégra­da­tion sociale.
Même si mani­chéenne, l’opposition entre les dor­toirs 1 (espace démo­cra­tique où la civi­li­sa­tion se main­tient) et 3 (refuge des « loups » et des bar­bares) illustre l’allégorie du fait poli­tique : seul à dis­po­ser d’un revol­ver, le « roi du dor­toir 3 » prend sans tar­der le pou­voir sur l’ensemble de l’hôpital, ce qui trans­mue l’organisation des aveugles en affron­te­ment – notam­ment lorsque le tyran réclame bijoux et femmes à vio­ler en échange de nour­ri­ture. A cha­cun de se repré­sen­ter, sur le modèle de ce qu’expérimentent les indi­vi­dus du dor­toir 1, à quel point il est dif­fi­cile d’incarner in situ les phi­lo­so­phiques notions de res­pon­sa­bi­lité et de de dignité. Autant il est vrai qu’ici nous errons sou­vent à tâtons avec les per­son­nages dans les ténèbres.

Extrait 2 : Le viol des femmes par les hommes du dor­toir 3.
A la ques­tion : que reste-t-il de culture en l’homme lorsque la nature reprend le des­sus ? répond la scène où les hommes du dor­toir 3 qui violent les femmes des autres dor­toirs (condi­tion impo­sée pour que ces der­niers reçoivent le ravi­taille­ment mini­mal pour leur groupe) plongent la pièce dans le noir : des aveugles qui couvrent les fenêtres avec ce qui leur tombe sous la main (agis­sant alors comme s’ils vou­laient échap­per au spec­tacle de leur propre avi­lis­se­ment, ce qui semble au moins déri­soire puisque la vue leur fait com­plè­te­ment défaut), soit un ultime réflexe civi­lisé.
Posant alors une caméra en défi­ni­tive fort pudique sur cette séquence, effroyable et inhu­maine, mais plus sug­gé­rée par quelques bribes de lumière iri­sant les peaux dans les suf­fo­que­ments et halè­te­ments, que « vue » dans sa cru­dité, Mei­relles s’évertue à mettre en scène le regard jeté sur l’horreur de cette dégra­da­tion sociale par la femme du méde­cin, seul témoin à même de nous inter­pel­ler. Pour­quoi, en effet, celle-ci, qui est la seule à voir, met-elle si long­temps à agir ? Pour­quoi ne cherche-t-elle pas plus vite, alors qu’elle en a les moyens, à chan­ger le cours des choses ?

Du regard à la res­pon­sa­bi­lité : de soi à l’autre
Il est ten­tant de pos­tu­ler que la femme du méde­cin a le pri­vi­lège de gar­der la vue parce qu’elle est le seul être suf­fi­sam­ment « pur » pour savoir regar­der, et ainsi obser­ver l’aveuglement de ses sem­blables. Un aveu­gle­ment qui n’est pas seule­ment phy­sique mais la résul­tante sur le long terme de l’individualisme, de l’égoïsme, des mul­tiples idéo­lo­gie des­ti­nées à nier le réel, qui carac­té­risent la société entière. D’où le cli­mat de brouillard et l’ambiance claus­tro­phobe géné­rés par Mei­relles afin de nous faire res­sen­tir phy­si­que­ment les troubles dus à la perte de la vision : quand les repères ordi­naires viennent à man­quer, quand objets et visages s’évanouissent (à l’instar de la « caverne » pla­to­ni­cienne, d’abord dans l’obscurité puis dans la lumière écla­tante), le sujet sent ses valeurs et croyances se dis­soudre aussi.

Au « regard » de ces hommes qui ont tou­jours déjà été aveugles à eux-mêmes et à autrui (confon­dant volon­tiers le voir et le voyeu­risme), Blind­ness fait état chez la femme du méde­cin de la prise de conscience pro­gres­sive d’une res­pon­sa­bi­lité qui ne l’avait pas effleu­rée jusque ici. Non per­ver­tie et bonne, elle n’a pas besoin, à la dif­fé­rence de son mari et de ses congé­nères, d’en découdre avec la mala­die, d’en pas­ser par l’épreuve la cécité pour être « puri­fiée ».Témoin de la déchéance de son espèce, sa mis­sion consiste à créer une nou­velle civi­li­sa­tion sur les ruines nar­cis­siques de la pré­cé­dente. Loin­taine héri­tière des Lumières du XVIIIe siècle, cette femme “éclai­rée” doit main­te­nant, entre com­pas­sion et foi, étendre son savoir, sa connais­sance aux autres.
L’avenir de cette société nou­velle est donc, sinon pendu à ses lèvres, du moins sus­pendu au moindre des regards qu’elle porte autour d’elle sur Autrui et sa manière de se com­por­ter, trans­met­tant ainsi des émo­tions dans le plus grand des silences (on la voit par exemple assis­ter muette à la scène où son mari, refu­sant l’infantilisme de sa condi­tion de “malade”, la trompe en cou­chant avec une autre femme de manière bes­tiale). Elle voit ainsi, contre toute attente, les per­cep­tions et sen­ti­ments s’aiguisant au jour le jour, se for­mer des petites soli­da­ri­tés et même se for­mer un couple impro­bable entre le vieux noir borgne et la belle jeune femme aux lunettes de soleil. Mais jusqu’où cette figure angé­lique, unique témoin de tant d’horreur, ira-t-elle ?
Voir la séquence où les femmes portent ensemble le corps de l’une d’entre elles, vio­lée et bat­tue à mort par les hommes du dor­toir 3, cher­chant à la laver sans voir ce qu’elles font, mais par res­pect pour leur consœur. Ainsi que Pla­ton en témoigne dans son Alci­biade, jus­ti­fiant par là au pas­sage la pra­tique du dia­logue, c’est parce que l’œil de cha­cun peut se reflé­ter dans l’œil d’une autre per­sonne, et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans cette par­tie d’où pro­cède la vision, la pupille, que notre âme accède à ce qu’il a de pro­pre­ment moral et humain en l’autre :

«  SOCRATE : Réflé­chis­sons ensemble. Sup­po­sons que ce pré­cepte (« connais-toi toi-même ») s’adresse à nos yeux comme à des hommes et leur dise : « Regardez-vous vous-mêmes. » Com­ment comprendrions-nous cet avis ? ne penserions-nous pas qu’il invi­te­rait les yeux à regar­der un objet dans lequel ils se ver­raient eux-mêmes ?

ALCIBIADE : Évidemment.

SOCRATE : Or quel est l’objet tel qu’en le regar­dant nous nous y ver­rions nous-mêmes, en même temps que nous le verrions ?

ALCIBIADE : Un miroir, Socrate, ou quelque chose du même genre.

SOCRATE : Très bien. Mais, dans l’œil, qui nous sert à voir, n’y a –t-il pas quelque chose de cette sorte ?

ALCIBIADE : Oui certes.

SOCRATE : Tu n’as pas été sans remar­quer, n’est-ce pas, que quand nous regar­dons l’œil qui est en face de nous, notre visage se réflé­chit dans ce que nous appe­lons la pupille, comme dans un miroir ; celui qui regarde y voit son image.

ALCIBIADE : C’est exact.

SOCRATE : Ainsi, quand l’œil consi­dère un autre œil, quand il fixe son regard sur la par­tie de cet œil qui est la plus excel­lente, celle qu’il voit, il s’y voit lui-même.

ALCIBIADE : Tu dis vrai.

SOCRATE : Donc si l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un œil, et dans cet œil la par­tie ou réside la faculté propre à cet organe ; cette faculté c’est la vision.

ALCIBIADE : En effet.

SOCRATE :Eh bien, mon cher Alci­biade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regar­der une âme, et, dans cette âme, la par­tie où réside la par­tie propre à l’âme, l’intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable.

ALCIBIADE ; je le crois, Socrate.

Or, dans l’âme, pouvons-nous dis­tin­guer quelque chose de plus divin que cette par­tie où résident la connais­sance et la pensée ?

ALCIBIADE : Non, cela ne se peut.

SOCRATE : Cette partie-là en effet semble toute divine et celui qui la regarde, qui sait décou­vrir tout ce qu’il y a en elle de divin, un dieu et une pen­sée, celui-là a plus de chance de se connaître lui-même.

ALCIBIADE : Évidemment. »

Pla­ton, Alci­biade, trad. M. Croi­set, Gal­li­mard, coll « Tel », 1991, pp.70–71.

Qu’elle soit vue ou sen­tie, intui­tion­née ou per­çue, la recon­nais­sance de soi par l’autre, l’accès à la dimen­sion éthique du visage d’autrui, comme le dit Levi­nas, est bel et bien garante de l’établissement de liens inter­in­di­vi­duels forts et de la construc­tion d’une civi­li­sa­tion. La com­mu­nauté, la capa­cité des indi­vi­dus, quelles que soient leurs condi­tions, à mettre en com­mun, donc en par­tage, res­sources et idées vaut comme l’essence même de toute société. Une « civi­li­sa­tion » infi­ni­ment fra­gile. Témoigne de ce besoin réci­proque des hommes une séquence de la fin du film, lorsque cer­tains conta­mi­nés, gui­dés par la femme du méde­cin, quittent l’hôpital après la mort du « roi du dor­toir 3 », et croisent, dans la ville dévas­tée, miroir d’eux-mêmes, des groupes de per­sonnes ani­mées par l’instinct gré­gaire, se tenant par l’épaule ou la main pour avan­cer, pour cher­cher un foyer et recons­truire une famille.


Conclu­sion
Ode à l’humanité mal­gré la noir­ceur du pro­pos, épo­pée humaine pous­sant l’homme dans ses der­niers retran­che­ments, où la sau­va­ge­rie s’exprime par une vio­lence bana­li­sée (au sein et autour du camp de pri­son­niers), où les pul­sions ne sont plus répri­mées, Blind­ness élève mal­gré tout l’homme par la suite, lui fai­sant prendre conscience de ce qu’il a de meilleur en lui. Eclai­rant ainsi en lui tout ce que l’on peut craindre mais aussi espé­rer. Un « retour à zéro » de la nature humaine qui donne à l’œuvre un carac­tère phi­lo­so­phique : à la manière de Des­cartes qui doute de tout pour ne plus dou­ter in fine dans les Média­tions méta­phy­siques et contrer de la sorte le mou­ve­ment du scep­ti­cisme, les hommes deviennent ici aveugles pour mieux voir ensuite.
Au drame inti­miste de cette plon­gée dans les enfers qui se veut éga­le­ment une leçon de vie sur la dua­lité, la fra­gi­lité de l’homme, sur l’importance de l’amour largo sensu, répondent le main­tien d’une cer­taine et inamo­vible, même si for­te­ment enta­chée, nature de l’homme, la consti­tu­tion, contre la vio­lence qui tend à l’éradiquer, d’une cohé­sion sociale mini­male et l’échange de regard entre soi et autrui à même de fon­der une res­pon­sa­bi­lité fon­da­trice du lien éthique et social.

fre­de­ric grolleau

Blind­ness
Réa­li­sa­teur : Fer­nando Mei­relles (2008) — d’après le roman L’Aveuglement de José Sara­mago
Avec :Julianne Moore, Mark Ruf­falo, Alice Braga 
Genre : Drame , Science fic­tion
Durée : 1H58mn

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