Stephen Desberg & Thomas Legrain, Bagdad Inc.

Assas­sin au pays de l’or noir

Stephen Des­berg choi­sit de trai­ter de la guerre en Irak en met­tant en lumière l’existence de plé­thore de mer­ce­naires sti­pen­diés par les Etats-Unis afin de main­te­nir, suite au retrait des troupes mili­taires stricto sensu face à gué­rilla urbaine et à l’hostilité des popu­la­tions civiles, un sem­blant d’ordre sur le ter­rain : ainsi pro­tec­tion, sécu­rité et ravi­taille­ment sont-ils censé, entre leurs mains, garan­tir la recons­truc­tion démo­cra­tique de l’Irak post-Sadam Hus­sein.
Etayé par une solide docu­men­ta­tion (voir le dos­sier pré­sent en fin d’album – qu’on aurait pré­féré d’ailleurs trou­ver au début de celui-ci afin que notre lan­terne soit d’emblée éclai­rée), cet élé­ment assez peu connu du conflit confère une dimen­sion inédite et pal­pi­tante à l’ensemble des planches. Car, lorsque ce conflit devient « pri­va­ti­sée », plus de 150 000 “agents de sécu­rité”  –vont occu­per l’Irak: et ces mer­ce­naires sur­ré­mu­né­rés en charge du “sale bou­lot” vont englou­tir les deux tiers du bud­get (5 mil­liards) alloué à la recons­truc­tion du pays !

Fidèle à ses habi­tudes comme dans IR$ ou Empire USA, Des­berg conti­nue de scru­ter l’Amérique dans ses tra­vers et ses dérives les plus inquié­tants : à mi-chemin du polar et de l’aventure, du thril­ler et de l’économie mon­dia­li­sée, il met en scène un duo de choc avec une jeune juge des tri­bu­naux mili­taires, le lieu­te­nant Char­lène Van Evera, et un sol­dat mer­ce­naire (traître à sa cause qui est de ne pas en avoir hor­mis l’argent ?), Jack­son Baines, enquê­tant sur des meurtres com­mis à Bag­dad par un psy­cho­pathe sous le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire amé­ri­cain (serial-killer dia­bo­lique que l’on aper­çoit plein cadre sur la cou­ver­ture et qui laisse sur son che­min des cadavres d’Irakiens muti­lés et cou­verts d’insultes en anglais).
Bien entendu, les agis­se­ments du tueur, dans un contexte inter­ven­tion­niste de plou­to­cra­tie dégui­sée au nom de la démo­cra­tie et donc d’anomie totale, ne sont que le miroir indi­vi­duel de per­son­nages cra­pu­leux et de grandes puis­sances bien plus dan­ge­reux encore car oeu­vrant en toute impu­nité pour les inté­rêts col­lec­tifs de la nation amé­ri­caine. Com­ment rendre la jus­tice dans un pays débous­solé qui ne sait plus ce que ce terme signi­fie ? Parle alors tout seul le titre qui, en ajou­tant “Inc.” (“incor­po­ra­tion” en anglais, soit l’entreprise admi­nis­tra­tive) à “Bag­dad” fait réson­ner cor­rup­tion poli­tique et dépra­va­tion morale au sein de cette deuxième guerre du Golfe (comme l’attestent les deux der­nières planches pro­po­sant une remon­tée dans le temps, à la 2001 l’odyssée de l’espace, afin de jus­ti­fier, loin d’une appé­tence pour une paix pseudo-universelle, le pré­da­teur qui som­meille en tout homme, n’attendant qu’un pré­texte, privé ou public, pour se manifester).

Le pro­pos du scé­na­riste paraît assez clai­re­ment d’établir que, sous pré­texte de cher­cher les aussi fameuses que fumeuses « armes de des­truc­tion mas­sive », les USA font plu­tôt tout — sur­tout ce qui est immo­ral —  pour s’emparer des res­sources éner­gé­tiques du pays (pour rap­pel : 10 % des réserves mon­diales de pétrole ; 70 mil­liards de pro­fits géné­rés en 2011). Ce réqui­si­toire sans appel qui ins­truit à charge — Des­berg indique mali­cieu­se­ment qu’un com­mu­ni­qué dépar­te­ment de la Défense des États-Unis évoque en 2003 l’« Ope­ra­tion Iraqi Libe­ra­tion » (“OIL”, “pétrole” en fran­çais) ! — éta­blit les réelles rai­sons de la guerre en Irak et se trouve fort effi­ca­ce­ment servi par le des­sin au réa­lisme fouillé de Tho­mas Legrain : ses décors méti­cu­leux, son tra­vail sur la dyna­mique des cases, éti­rées en ban­deaux per­cu­tants ou enche­vê­trées pour ryth­mer l’action donne un aspect réso­lu­ment ciné­ma­to­gra­phique à cet opus enlevé.
On regret­tera tou­te­fois de ne pou­voir appré­cier plei­ne­ment la congruité de cet album ouvrant cette nou­velle col­lec­tion car la ver­sion papier mise à notre dis­po­si­tion par Le lom­bard com­porte une fâcheuse erreur de pagi­na­tion de même que la répé­ti­tion pré­ju­di­ciable d’une dizaine de pages.

Toujours est-il que le ban­deau de la col­lec­tion Troi­sième Vague : « quand la fic­tion décrypte l’actualité » porte ici bien son nom tant il reflète en cet abrégé édi­fiant qu’est Bag­dad Inc. les tristes et sem­pi­ter­nels évé­ne­ments sous ten­sion du Moyen-Orient. Dom­mage alors que ce one-shot par défi­ni­tion des­tiné à demeu­rer sans suite nous prive des aven­tures de Van Evera & Jack­son Baines qu’on aurait aimé voir se prolonger.

fre­de­ric grolleau

Ste­phen Des­berg & Tho­mas Legrain, Bag­dad Inc. , Le Lom­bard, 76 p. cou­leur — 14,99 €.

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