Entretien 2 avec Philippe Djian (Vers chez les blancs)

“Uti­li­ser la por­no­gra­phie dans l’écriture c’est une ques­tion d’attitude et ça ren­voie au style car le style d’un écri­vain, c’est son attitude”

Autour de Vers chez les blancs

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Le Lit­té­raire : Quand on par­court l’ouvrage, on retrouve cer­tains de vos thèmes fétiches. Ils sont recen­sés de manière com­plè­te­ment aca­dé­mique par Cathe­rine Moreau (manière très concep­tuelle d’aborder votre œuvre par raport à la flui­dité que vos lec­teurs appré­cient chez vous), et là vrai­ment on vous attend au tour­nant ! Il y a quand même quelque chose de très inté­res­sant, c’est le tra­vail qu’elle fait à par­tir de vos ouvrages sur la notion de sym­bole, d’objet de sym­bole et sur l’écoulement des fluides.
Voilà un point qui me tra­vaille quand je lis vos ouvrages. Fran­cis a “pété un fusible” parce que, on l’a dit, sa femme a dis­paru : or il est sol­li­cité par d’autres, il conti­nue d’être fas­ciné, c’est quand même tout à fait aber­rant, par l’écoulement des douches, par les cana­li­sa­tions, le curage du jar­din !

P. Djian : Qu’est-ce que c’est fas­ci­nant une image de la vie qui coule ! Ce type, sa vie s’est à moment arrê­tée net et il essaye de retour­ner vers le monde. Qu’est-ce qui l’intéresse et qu’est-ce qui le fas­cine ? ce sont les écou­le­ments, c’est la flui­dité, c’est ce qui passe sans être arrêté, sans être bou­ché, obs­trué. Et il est tout le temps là, en train de curer ses cana­li­sa­tions, de net­toyer et il s’émerveille de l’écoulement des choses parce que pour lui c’est l’écoulement de la vie en même temps. Il ne faut pas être trop pesant là-dessus, parce que si on com­mence à ren­trer là– dedans vous allez dire : “mais il est fou avec ses sym­boles et ses machins !”. C’est sim­ple­ment une petite occu­pa­tion qu’il a et il essaye même de la faire par­ta­ger à l’autre qui à trente ans s’en fout com­plè­te­ment, de l’écoulement.
Je pense que quand on arrive à cin­quante ans, la vie peut s’appréhender en tant qu’écoulement et que matière fluide. L’eau, c’est un élé­ment vrai­ment inté­res­sant, rien ne peut arrê­ter l’eau : elle est tout le temps en train de s’écouler, elle occupe les choses qui sont plus basses et en plus elle n’ a pas d’orgueil par rap­port à ça. Voilà une superbe image. Mais soyons léger là-dessus, car le livre de C. Moreau est un vrai tra­vail d’universitaire et par défi­ni­tion ce n’est pas très drôle les tra­vaux d’universitaires ! Néanmmoins,c’est inté­res­sant, et j’ai appris beau­coup de choses en le lisant !

Je me pose la ques­tion de savoir s’il y a une topo­gra­phie par rap­port au rôle de l’eau, le va-et-vient entre la terre le ciel, peut-être un plan méta­phy­sique si on veut, chez les Chi­nois. Je crois que c’est le cas dans le Tao notam­ment : est ce qu’on peut dire qu’il y a un rap­port avec la sexua­lité, la flui­dité tex­tuelle peut-elle être sym­bo­li­sée par l’eau, peut-on pen­ser les rela­tions avec les autres sur le modèle de l’écoulement ? 

Cela peut-être un moyen d’évacuer cer­tains bou­chons ou cer­tains étran­gle­ments parce qu’il y a des choses que l’on ne peut pas par­ta­ger avec un autre — en par­ti­cu­lier quand on est un homme. Par­ta­ger avec une femme les choses sans pas­ser par une cer­taine sexua­lité, c’est s’exposer à ce moment-là à cer­tains blo­cages qui se mettent à jour et qu’il faut libé­rer. Je ne vou­drais pas ici déve­lop­per une image un peu sor­dide et tri­viale, mais c’est un peu ça. Je pense aussi que la sexua­lité est aussi un moment dans la vie où on ne peut pas men­tir. On ne peut pas men­tir quand on a des rap­ports sexuels avec une autre per­sonne. Je crois qu’un salaud, c’est un vrai salaud et qu’un type bien, c’est un type bien, ça se révèle. Pour un écri­vain, c’est d’autant plus inté­res­sant que ça per­met des rac­cour­cis.
Je sup­pose que si je vou­lais don­ner une idée un peu par­ti­cu­lière de l’état d’esprit de l’un de mes per­son­nages, je vais plus vite si je le mets dans une cer­taine situa­tion, en par­ti­cu­lier une situa­tion éro­tique ou sexuelle, que si je l’assoie sur un banc et que j’attends qu’il réflé­chisse. Là il se révèle très très vite, donc c’est aussi un moyen de me ser­vir de ça. C’est aussi parce que pour moi la sexua­lité — je suis à ce niveau là un enfant d’Henry Mil­ler — est comme une chose, plu­tôt comme un don du ciel, comme un truc ter­rible. C’est aussi un petit peu en réac­tion, avec beau­coup de res­pect et d’attention, au tra­vail de Michel Houel­le­becq.
Quand il nous a mon­tré qu’ aujourd’hui la sexua­lité était plu­tôt misé­ra­bi­liste et qu’elle était en fait le fruit de ces années de liberté en 70, je trouve que c’est très réduc­teur. Dire que dans les années 70 on fai­sait ce qu’on vou­lait et qu’aujourd’hui on ne peut plus n’est pas vrai. Moi, j’ai connu les années 70, ce n’était pas plus facile de cou­cher avec une fille qu’aujourd’hui et je pense qu’aujourd’hui ce n’est pas plus dif­fi­cile qu’avant. Il suf­fit de savoir com­ment on veut regar­der les choses. Le monde est tel que l’on veut qu’il soit, si on a envie de le voir moche, triste et glauque, il sera moche, triste et glauque. Si on a envie qu’il ait une espèce de beauté, une espèce de signi­fi­ca­tion, tout dépend du regard et tout dépend de l’attitude. Uti­li­ser la por­no­gra­phie dans l’écriture c’est une ques­tion d’attitude et ça ren­voie au style car le style d’un écri­vain, c’est son atti­tude. Savoir quelles posi­tions il opte par rap­port à la vie. C’est comme ça qu’on trouve un style, c’est comme ça qu’on trouve beau­coup de choses.

Cela dit, on n’est pas obli­gés, quand on a une rela­tion sexuelle, aussi tor­ride soit-elle, de ver­ser comme le fait Fran­cis ici, dans l’art très ancien, asia­tique, du lien. Il couche avec plu­sieurs femmes dans le texte, il y a effec­ti­ve­ment Nicole, et la femme de l’ami écri­vain, célèbre, pour lequel il écrit en douce les textes, lui qui s’est mis un peu en retrait de cette vie là…

Ce n’est pas lui qui écrit les trucs, c’est sa femme qui écrit les passages.

Mais Fran­cis écrit les textes des confé­rences de Patrick quand il fait le tour du monde !

Oui, ce n’est pas pour dire cepen­dant que Fran­cis, le jeune écri­vain, est inca­pable de les écrire, c’est parce que c’est un type qui est en pleine ascen­sion, qui a beau­coup de talent et qui n’a pas le temps de les écrire.

En tout cas, Fran­cis se livre avec la vamp Nicole à des gali­pettes très tech­niques, alors tout y passe, vous vous amu­sez bien vous-même à décrire cela, il y a Olga qui passe par là aussi, car quand on est trois c’est mieux que deux. On a envie de vous dire quand même que là vous en faites beau­coup, on s’amuse, mais.…

J’en fais beau­coup ? j’en fais moins que Sade. Je me disais : “qu’est-ce qui fait que la por­no­gra­phie chez Sade est tout le temps, chez lui et chez d’autres, une espèce d’accélération et d’exagération ?”. Chez Sade, ça com­mence avec une fille et un homme, puis une fille et deux hommes puis une petite fille, deux petites filles, trois petites filles… ça devient un espèce de truc, moi je me suis demandé où je m’arrêtais. Est-ce que je fai­sais comme Bret Eas­ton Ellis qui com­men­çait des scènes por­no­gra­phiques géniales et qui, en pour­sui­vant, tom­bait dans un espèce de truc com­plè­te­ment fou avec les tron­çon­neuses et les cou­teaux ? Je me suis demandé : “est ce que la por­no­gra­phie, c’est for­cé­ment cela, est ce que si on ne va pas plus loin ça s’arrête parce que c’est comme un souf­flé qui s’effondre ?“
La por­no­gra­phie que j’utilise là, c’est avec des gens qui sont consen­tants, qui éprouvent, j’imagine du res­pect l’un pour l’autre. La femme avec laquelle Fran­cis se livre à ce genre de trucs, il ne la prend pas pour une imbé­cile donc je pense qu’il y a du res­pect, il n’y a pas de petite fille ou de petit gar­çon dans le coin. Je me suis dit qu’en gar­dant la por­no­gra­phie dans ces limites là : “est-ce que ça ne vaut plus rien ?” Eh bien, l’idée c’était d’essayer d’aller voir si ça valait encore quelque chose.

En fait c’est un peu un traité de por­no­gra­phie ?

Non, il faut pas exa­gé­rer, ce n’est pas un traité, c’est un essai et c’est mon état d’esprit et mon humeur au moment où je les écri­vais. A savoir que c’est sou­vent, j’espère, assez drôle et assez décalé pour que ce ne soit pas qu’un traité. Je n’ai pas envie de faire un truc sor­dide avec ça, mais Mil­ler, encore une fois, m’avait appris que la sexua­lité c’était un truc drôle, que c’était le regard qui était important.

Le regard de Fran­cis pré­ci­sé­ment ! On a un peu le sen­ti­ment à la fin de l’ouvrage — on ne dira pas ici tout ce qui se joue dans le texte, mais ça va quand même cres­cendo dans les rela­tions entre les indi­vi­dus — qu’il reste aussi paumé à la fin qu’au début en un cer­tain sens. La com­plé­tude qu’il atten­dait, la part man­quante il ne l’a pas retrou­vée avec Nicole ?

Non, il n’a pas retrouvé la moi­tié man­quante et il ne la retrou­vera jamais sinon la seule chose qu’il arrive à faire, c’est de refu­ser la mort de sa femme, c’est la seule chose qui le main­tient en vie et je ne pense pas qu’il puisse espé­rer autre chose. Mais c’est pour ça que Nicole ne com­prend pas non plus parce qu’elle ne voit pas cette femme qui n’existe plus, qui n’est pas là. Elle ne com­prend pas pour­quoi avec quelqu’un d’intelligent, avec lequel peut-être elle peut déve­lop­per cer­tains sen­ti­ments, ça ne marche pas. Pour­quoi il ne veut pas qu’elle dorme le soir à la mai­son.
Donc, elle ne com­prend pas pour­quoi et elle se dit aussi que la sexua­lité pra­ti­quée comme lui pro­pose Fran­cis ça ne mène à rien :si on ne met pas les sen­ti­ments, si on ne met pas autre chose, ça ne mène à rien et il y a comme une impasse, c’est ce qui fait qu’elle meurt. Je la fais mou­rir pour mon­trer qu’il n’y a pas de pos­si­bi­lité. S’ il n’y a pas autre chose après la sexua­lité, il n’y a plus rien et lui, tout ce qui lui reste, c’est de se dire que sa femme existe, qu’elle est encore là et qu’il ne va pas s’effondrer. Peu­têtre qu’un de ces quatre il va s’effondrer, qu’il ne pourra plus tenir le coup… après je ne sais pas ce qui arrive.

Vous vou­lez dire que le corps révèle plus que l’esprit fina­le­ment ?

Je ne crois pas qu’il révèle plus que l’esprit, je ne crois pas qu’il faille non plus le main­te­nir à un niveau plus ordi­naire et plus inin­té­res­sant. On est à la fois de chair et d’esprit et on n’est pas de simples enti­tés pen­santes mais aussi des enti­tés agis­santes. On a un corps et on a un cer­veau, ça doit fonc­tion­ner ensemble, c’est ça l’équilibre aussi, l’équilibre à trou­ver en soi, entre ses sen­ti­ments et toutes ses petites connexions qui sont dans notre cer­veau et ce qui se passe aussi dans notre chi­mie cor­po­relle. Com­ment trou­ver l’équilibre entre ça ? Sou­vent, les pro­blèmes qu’ont les gens, c’est de ne pas trou­ver cet équi­libre, soit c’est le cer­veau qui explose, soit c’est le corps.
Là, Fran­cis a été obligé un moment de faire pas­ser son corps en pre­mier en essayant de trou­ver autre chose, en essayant de trou­ver cet équi­libre avec une par­tie de son esprit qui avait été com­plè­te­ment car­bo­ni­sée. Je ne sais pas, c’est une pro­po­si­tion, je ne dis pas qu’il faut faire comme cela, mais c’est pos­sible de faire comme ça.

   
 

Pro­pos recueillis par Fré­dé­ric Grol­leau dans l’émission Paru Tv du 26/04/00 dif­fu­sée sur canalweb.net.

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