Réédition de deux livres génériques de Blaise Cendrars
Les critiques souvent préfèrent s’intéresser aux émois (supposés) de l’âme plutôt qu’aux accidents physiques : or Cendras fait ici ce qu’ils oublient et ouvrent le champ même de l’analyse textuelle à un apport capital, prouvant que l’écriture avant d’affaire d’affects est une affaire mécanique. Les armoires chinoises - texte longtemps resté secret – est donc majeur pour comprendre l’œuvre du poète suisse. Elle remonte à un accident essentiel : amputé en 1917, Cendrars doit changer — et pour cause — de main afin d’écrire. A la droite fait place la gauche. Ce changement mécanique ne sera pas sans conséquence sur la gestation de l’œuvre. Cette torsion, cette résistance vont offrir à l’auteur à la fois une renaissance mais aussi un « pli » particulier à l’écriture puisque le geste est inducteur de ce que les mots disent en avançant. Sous forme de ce qui tient du conte et non de la banale autofiction, tout est déjà dit de ce qui va structurer la vie et l’œuvre.
Quant au Panama ou les aventures de mes sept oncles, il donne — un peu plus tôt — une autre voie à la gestation de l’œuvre : « C’est le crasch du Panama qui fit de moi un poète/ C’est épatant / Tous ceux de ma génération sont ainsi /Jeunes gens /Qui ont subi des ricochets étranges ». Il ne faut pas prendre bien sûr ces aveux au pied de la lettre. Mais – et justement – tout Cendrars est là. Non seulement il refuse de jouer « avec des vieilleries », mais il entame son propre parcours. Il s’agira pour lui de casser « la vaisselle » et surtout de ne cesser de s’embarquer vers l’ailleurs pour « tuer les morses » ou — sous d’autres climats — de craindre les piqûres de la mouche tsé-tsé.
Le texte est dédicacé de la manière suivante : “A Raymone, ce poème que l’on croit être le dernier en son genre et qui est le premier d’un art nouveau”. Il y a là du « futurisme » chez le poète sensible à la catastrophe boursière liée au scandale du Panama, point de départ d’un « conte » poétique où le poète se veut descendant d’une lignée aussi tragique qu’héroïque. Dans ce périple il montre comment l’économie à une incidence sur le poétique.
Ces deux textes génériques donnent deux clés essentielles à une œuvre majeure. Bref, le poète illustre, pour reprendre en partie un titre de Raymond Roussel, « comment j’ai écrit mes livres ». Loin du biographique, il inscrit une poétique très particulière qu’il faut mettre en regard de ses Œuvres autobiographiques complètes publiées il y a deux ans dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ces deux textes, sous couvert de fiction, ouvrent des voies sans doute plus pertinentes aux enjeux du créateur suisse.
jean-paul gavard-perret
Blaise Cendrars,
- Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, fac-similé avec couverture de Raoul Dufy, 40 p.
- Les armoires chinoises (nouvelle édition), dessin de Jean-Gilles Badaire, 72 p. — 13,00 €.
Editions Fata Morgana, Fontfroide le Haut, 2015