Le livre des regrets anticipés
Une phrase définit parfaitement Œuvres (publié aujourd’hui en version poche) : « Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées. » D’où le « jeu » de listes, l’énumération de tout ce que l’auteur avait projeté ou projetait sans pouvoir le réaliser faute de temps et sans doute d’espoir (faut-il rappeler qu’Edouard Levé s’est suicidé ?) Ses hypothèses de travail traversent divers champs de l’art contemporain : de la littérature bien sûr aux arts plastiques, de la vidéo et la photographie aux installations. Une telle topographie abyssale laisse pantois. Sont « alignées » plus de cinq cents œuvres qui allaient rester forcément ouvertes. Mais qui de toute façon pour la plupart n’avaient d’intérêt plus dans le titre et l’idée que la réalisation supposée.
A la neutralité assumée du livre répond cette fusion plus que confusion nimbée d’un certain humour du fait du dispositif même d’un tel agencement. Il est dans la parfaite économie d’un auteur qui avait déjà fait sur ce plan ses preuves : dans un livre de photographie intitulé Amérique (éditions Léo Scheer), le protocole était déjà déconcertant, loufoque et tragique. L’auteur parcourut les USA à la recherche de villes homonymes de cités internationales (Delhi, Paris, Berlin, Bagdad, etc.). Le photographe et écrivain se contenta d’un relevé topographique sommaire des lieux. La plupart du temps les photographies sont des nos man’s land. Et lorsqu’on croise de rares personnages, ils sont absents et dégagés de toute figuration exaltante ou héroïque…
Si bien que Œuvres répondait parfaitement à l’esprit du créateur. Un tel ouvrage dément une de ses phrases « La tristesse me suit, la mort m’attend ». Le livre dément ainsi le vide qui semblait habiter Levé. Certains pourront trouver dans cette multiplication de titres une impression générale funèbre d’une telle scénarisation. En effet, le listing « fige » ce qui n’a pas lieu. Mais dans un sens contraire et quel que soit l’effet d’abîme surgit une prolongation de l’œuvre en son entier et la sortant par avance un peu plus du désastre de l’existence de son auteur.
jean-paul gavard-perret
Edouard Levé, Œuvres , P.O.L éditeur, Paris, 2015, 224 p. — 9, 50 €.