Mathias Enard sait ce qu’il en est de l’Orient. Il y a vécu lors de ses nombreux périples et son héros, le musicologue viennois Franz Ritter, suit ses pas. L’un et l’autre savent ce que la musique occidentale dans sa quasi-totalité, de Mozart à Schönberg, doit à « ce qui vient de l’autre pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise ». C’est pourquoi son héros fuit les colloques dit savants pour s’encanailler afin de connaître la richesse de l’altérité.
Dans le bain révélateur de l’Orient, et auprès de son Eurydice, le narrateur traque l’introuvable de la musique et montre comment le non « perçu » nourrit ce que l’oreille est habituée à écouter sans comprendre tout ce que cela « entend ». Du corps-fantôme de musiques foraines, l’auteur crée la réincarnation. Il permet de faire surgir le « négatif » (au sens photographique du terme) que la musique porte en elle et qui ne semble apparaître qu’in abstentia.
L’investigation musicologique se double d’une autre forme d’inaccessibilité : celle de la femme aimée qu’Orphée en Orient accompagne au milieu des bas-fonds comme en des lieux plus éthérés. Néanmoins, ce roman platonique est aussi tout l’inverse : il charrie dans ses pages la littérature d’hier (Flaubert, Chateaubriand) comme les remugles géopolitiques et guerriers de notre époque (destruction de Palmyre). Boussole reste un fantastique voyage non seulement à travers les lieux mais aussi l’histoire dont la plus belle d’entre elles : celle de l’amour.
jean-paul gavard-perret
Mathias Enard, Boussole, Editions Actes Sud, 2015, 384 p. — 21,80 €.