entretien avec Laurence Bénaïm, magazine stiletto

“En France, le seul médi­ca­ment contre le vic­ti­misme ambiant consiste à dénon­cer le luxe, la beauté.”

Fré­dé­ric Grol­leau : Nos lec­teurs ne vous connaissent pas for­cé­ment, pourriez-vous retra­cer votre parcours ?

Lau­rence Bénaïm : Je suis née en 1961, j’ai suivi des études de lettres (hypo­khâgne et licence de lettres à la Sor­bonne). J’ai ensuite fait l’école du jour­na­lisme et il m’a été donné de pou­voir très tôt rédi­ger des piges. Au début des années 80, j’ai com­mencé à tra­vailler à L’Express Paris, puis au Monde (en 1986) où j’ai écrit sur la mode. J’ai appris le métier en sui­vant éga­le­ment de nom­breux stages à Europe 1, aux Nou­velles lit­té­raires et à RCJ. C’est en m’intéressant à la mode — qui à l’époque n’intéressait per­sonne — que j’ai com­mencé à tra­vailler sur ce que j’avais en vie de faire : mon­trer que la monde est un point de vue, donne à voir et per­met de com­prendre le temps. Qu’elle offre une lec­ture de ce qui est invi­sible aux his­to­riens, aux socio­logues ; qu’elle relève de don­nées plus irra­tion­nelles et intui­tives. La mode était un monde extra­or­di­naire à raconter…

J’écris au Monde depuis 1986, en charge des Sup­plé­ment Styles que j’ai conçu en 1996. A côté de cela, mon autre acti­vité est l’écriture, notam­ment bio­gra­phique : j’ai écrit ainsi sur Issey Miyake (Issey Myake, Assou­line, 2002), Alix Grès (Grès, Assou­line, 1999), et deux gros livres chez Gras­set sur Yves Saint Laurent (Yves Saint Laurent , 2002) et Marie-Laure de Noailles (Marie-Laure de Noailles , la vicom­tesse du bizarre, 2001)…

F. G : Votre engoue­ment pour la mode pour la mode s’enracine dans un prin­cipe esthétique ?

L. B : Il est lié à l’amour que je nour­ris envers les ate­liers. C’est dans le silence des ate­liers de cou­ture (où je me sens d’ailleurs mieux que dans un temple) que je com­prends une cer­taine vérité. Je crois à la reli­gion du tra­vail et dans l’atelier sans musique ni parole je sens cette concen­tra­tion extrême qui me bou­le­verse, et dont l’origine remonte sans doute à mon grand-père qui était cha­pe­lier, se levait tous les jours à cinq heurs du matin pour faire ses cha­peaux. Je me sou­viens du bichon­neur qui humi­di­fiat les cha­peaux dans la salle à vapeur pour les mettre en forme. J’ai gardé un amour absolu pour ce métier, et l’amour du métier bien fait par exten­sion. Cette pos­si­bi­lité de contrô­ler quelque chose de A à Z.

Au fond, en créant Sti­letto c’est comme si je fai­sais un cha­peau moi-même. J’entends prou­ver que, si l’on écrit, on peut aussi être doté d’une sen­si­bi­lité et que le regard, la com­pré­hen­sion et l’amour des images ne sont pas le fait de gens qui sont presque aphones, que l’intelligence n’est pas sèche. Je reven­dique une volupté dans l’intelligence, une sen­sua­lité qui dépasse le cadre pur de la théorie.

F. G : Ce qui tout de même para­doxal, non, au sens où l’opinion com­mune éta­blit sou­vent un paral­lèle avec l’intelligence et l’austérité ?

L. B : Pas pour moi, c’est là sur­tout une concep­tion de la France for­gée par les cen­seurs de la Répu­blique. Par cer­tains esprits obtus qui ont jus­te­ment créé une sorte de bar­rière entre les gens qui sont, qui font le luxe et les racines popu­laires de ce luxe. Je pense que la beauté qui sus­cite l’émotion est uni­ver­selle, et que c’est lorsqu’elle est inter­cep­tée, cou­pée, par des appa­rat­chiks de la culture, des cen­seurs du savoir, qu’elle devient cou­pable et hon­teuse. Comme aujourd’hui en France où le seul médi­ca­ment contre le vic­ti­misme ambiant consiste à dénon­cer le luxe, la beauté.

F. G : Vous êtes donc une mili­tante du Beau ?

L. B : Je n’aime pas trop le mot ” mili­tant ” mais, oui, défendre la beauté est un com­bat de chaque jour. Je défends que la légè­reté est grave, que les signes du temps sont les révé­la­teurs de nos peurs, nos désirs, nos envies et nos larmes. Ce que j’essaie de démon­trer dans un maga­zine ten­dance qui n’est ni her­mé­tique ni sec­taire et qui s’adresse à tous ceux qui ont envie de rêver.

F. G : Mais vous n’avez jamais été ten­tée de délais­ser le point de vue théo­ré­tique et cri­tique sur les ate­liers de cou­ture pour pas­ser à la créa­tion vous-même ? de tro­quer les ciseaux du juge pour ceux de la styliste ?

L. B : Non, la meilleure manière de créer pour moi revient à faire un cha­peau qui res­semble à un maga­zine. Il faut que cela passe par la média­tion de l’écrit car je ne suis abso­lu­ment pas bri­co­leuse : si je prends des ciseaux je me coupe les mains, je coupe la table avec, en fai­sant un car­nage ! Je suis comme quelqu’un qui est pas fort en gym­nas­tique et pré­fère des­si­ner l’athlète plu­tôt que de deve­nir l’athlète lui-même… Dans un métier qui est dit de com­mu­ni­ca­tion, où le faire-savoir est devenu plus impor­tant que le savoir-faire, je reven­dique aussi le savoir.

F. G : Cela étant, la pre­mière réac­tion lorsqu’on entend par­ler de la paru­tion d’une nou­velle revue dédiée à la mode c’est : “ah, encore une de plus, qui dis­pa­raî­tra ou qui ne sor­tira pas du lot davan­tage, voire qui sera bien­tôt oubliée !” De manière assez curieuse dans votre com­mu­ni­ca­tion sur le lan­ce­ment de Sti­letto vous avez accen­tué sur un mou­ve­ment fort concep­tuel, assez phi­lo­so­phique et éli­tiste : ainsi, Sti­letto n’est pas une revue de mode, mais une ” culture de la mode “, pour reprendre votre base­line. Cela fait beau­coup, non ?

L. B : Il faut entendre par là qu’il ne s’agit pas d’une revue de mode de plus, mais d’un sup­port qui pré­tend légi­ti­mer la mode comme autre chose qu’un empi­le­ment d’images. Au delà de l’instant que repré­sente la mode, la culture de mode s’inscrit à mes yeux dans la trace, la mémoire. Et la mémoire de la mode pour moi, ce sont les codes confi­den­tiels, les visites pri­vées, les ate­liers d’artistes, les icônes, les mytho­lo­gies, tout ce qui a trait à l’époque, accom­pagne notre vie au quo­ti­dien et que nous explo­rons dans Sti­letto. Au fond, notre mis­sion rédac­tion­nelle réside dans le fait de don­ner à voir, de décryp­ter, d’analyser — mais jamais dans un sens uni­ver­si­taire ou ennuyeux. Notre approche par­ti­cipe au contraire d’un amour de ce que nous vou­lons transmettre.

F.G : Il y a beau­coup d’images et de publi­cité dans la revue, qui doivent contri­buer en grande par­tie au finan­ce­ment de Sti­letto. Com­ment un pro­duit de ce type peut-il tenir la route en terme de diffusion ?

L. B : Les recettes tiennent en majeure par­tie aux inves­tis­se­ments publi­ci­taires. Je consi­dère les annon­ceurs comme mes vrais “busi­ness part­ners”, car en choi­sis­sant Sti­letto, ils s’exposent, affirment un parti pris qui est celui de la qua­lité, de l’indépendance, de la mémoire sans laquelle l’avenir ne peut se déployer. En ce qui concerne la dif­fu­sion, nous avons une très bonne sur­prise car les retours des kios­quier sont excel­lents : Sti­letto est en rup­ture de stock et nous devons faire des réas­sorts, ce qui signi­fie que le bouche à oreille a fonc­tionné. Que notre dimen­sion ” envers du décor ” — sans tom­ber dans des ver­sion télé­vi­sées du genre” Ca m’intéresse ” ou ” Com­bien ça coûte ” — a fonc­tionné et trouvé son public.

F.G : Il y a un parti pris gra­phique dans le maga­zine, notam­ment dans les accroches de titres, qui est assez engagé, au risque par­fois du manque de clarté à la lec­ture… N’est-ce pas là la limite du côté ten­dance de Sti­letto ?

L. B : Vous avez rai­son mais ces quelques défauts objec­tifs vont être cor­ri­gés dans le numéro 2. Le direc­teur artis­tique, Matt Ber­nam, a tou­jours des envies au-delà d’une ligne édi­to­riale extrê­me­ment souple, car il est là pour don­ner une direc­tion et appo­ser une patte. Je res­pecte cela car nous avons mené en com­mun ce pro­jet et il est bien qu’on trouve un peu d’audace gra­phique dans Sti­letto car on n’en voit guère de trace dans les jour­naux de nos jours. Cela n’empêche que, tout en assu­mant cer­tains choix, nous en rever­rons d’autres. Pour l’heure nous sommes assez satis­faits de ce pre­mier numéro, très affirmé, mais nous veille­rons désor­mais à ce que les pro­chains numé­ros com­portent moins de noir, que les légendes soient plus grosses, qu’il y ait plus d’entrées afin de faci­li­ter la lec­ture, que le maga­zine ne soit pas fermé.

F.G : Il y a éga­le­ment dans Sti­letto la volonté d’internationaliser les rubriques avec une reprise en anglais des prin­ci­paux articles en fin de magazine…

L. B : Oui, j’y tiens beau­coup car je me sens fran­çaise, mais en exil. Je suis atta­chée à une cer­taine culture fran­çaise héri­tée des Lumières qui inter­roge, se pose des ques­tions… sur l’identité française !

F.G : J’ai noté éga­le­ment qu’il y avait un édito géné­ral pour la revue et un autre édito concer­nant la mode. Cela veut-il dire que dans l’avenir il pour­rait y avoir dans Sti­letto d’autres éditos-gigognes, comme dans une sorte de conca­té­na­tion pluridisciplinaire ?

L. B : Tout à fait. Nous comp­tons déve­lop­per cet aspect gigogne, en créant par exemple un édito beauté. Mais j’attire votre atten­tion sur le fait que ces dif­fé­rents édi­tos, qui affirment tous quelque chose de dif­fé­rent dans leur domaine propre, sont cohé­rents les uns par rap­port aux autres car ils ren­voient à une ligne édi­to­riale bien défi­nie. L’important, c’est que tout se tienne ! Vous par­liez tout à l’heure d’approche concep­tuelle. Je vou­drais qu’il y ait ici à la fois ” un rap­port sen­sible à ” et ” une com­pré­hen­sion intel­lec­tuelle de ” ce qu’est la mode. Mais avec de la fan­tai­sie et pas des pro­pos her­mé­tiques. Il y a plus de 40 pages de pho­tos de mode, et on s’adresse à la fois à la tête et aux jambes ! L’idée quelque part, c’est de mon­trer qu’on peut être beau et intel­li­gent… Je sou­tiens en épi­cu­rienne que l’intelligence doit avoir une saveur.

F.G : En clin d’œil au cri­tique gas­tro­no­mique Fran­çois Simon qui col­la­bore à Sti­letto, pensez-vous que la mode, comme il le dit de l’acte de man­ger (cf Man­ger est un sen­ti­ment, Bel­fond, 2003), peut être un ” sentiment “ ?

L.B : Com­plè­te­ment, au sens où elle exprime des émo­tions et que, si elle n’est pas un sen­ti­ment, elle est alors son contraire, c’est-à-dire un uni­forme stan­dard. Je pense ici à Bol­tanski inter­viewé dans ce pre­mier numéro de Sti­letto qui affirme : ” le drame n’est pas de mou­rir mais de ne pas exis­ter. ” Or la mode vaut sur­tout comme une manière d’affirmer sa dif­fé­rence, de se sin­gu­la­ri­ser. Je l’ai com­pris très vite, en Asie ou au Japon par exemple, où la mode per­met plus qu’ici de poser sa par­ti­cu­la­rité et son iden­tité. Celui qui cri­tique la mode en Europe n’a pas conscience de ce que cela pu être que de vivre dans cer­tains pays, telle la Chine, où vous étiez privé de mode pen­dant plus de qua­rante ans ! Car cela veut dire être privé d’oxygène, de choix et de liberté.

Etre privé de res­pi­rer les chan­ge­ments, la musique, tout ce qui bouge autour de vous. Un pays privé de mode est un pays qui ne croit plus à son futur, qui ne dépense pas et reste blo­qué dans ses peurs. Dior disait que la mode per­met­tait de renou­ve­ler le sen­ti­ment amou­reux. Je crois que c ’est en effet sa voca­tion première.

F.G : Travaillez-vous sur de nou­veaux pro­jets livresques en ce moment ?

L. B : Oui, j’ai recueilli les confes­sions de Set­suko de Rola, la veuve de Bal­thus, pour un “Bal­thus intime” qui devrait paraître chez Gras­set en 2004. Et puis un autre est en préparation…

Pro­pos recueillis par Fré­dé­ric Grol­leau au café Le Galiera le 17 octobre 2003

1 Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Entretiens

One Response to entretien avec Laurence Bénaïm, magazine stiletto

  1. Fabo

    Total res­pect madame.
    Je vous écoute sur France Inter ce soir .
    Merci

Répondre à Fabo Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>