Quittant le récit autobiographique que beaucoup ont pris à tort pour un règlement de compte, Félicité Herzog entre de plein pied dans le roman, se nourrissant de ses anciennes expériences professionnelles mais pas seulement. Le roman possède le mérite rare dans la fiction française de brasser le réel tel qu’il est et qu’il pourrait devenir. Situé en un premier temps à Londres et dans sa Babel financière européenne (même si le pays voit dans « son » continent contingent une menace), la fiction commence lors de la dernière décennie du XXème siècle où les Anglais ne sont plus qui ils furent.
Ali Tarac interrompt brutalement de brillantes études à Paris pour tenter comme beaucoup de jeunes aux dents longues l’aventure professionnelle. A Londres, il est porté par une intuition géniale et des rencontres importantes : Hart un requin de la finance, sa future épouse et Celsius un milliardaire philanthrope, misanthrope et nostalgique. Ces intrus bénéfiques vont le sacrer maître de l’économie mondiale. Sa start-up devient un empire géant. Mais dès le début du nouveau siècle, le géant perd tout. Livré aux opprobres et aux règlements de compte, plutôt que de se battre, il opte pour l’apparent retrait. Mais, sur l’île de Jersey, il construit sa « Transition » : sorte de règlement de (ou d’alibi à) la condition humaine. Cette invention « à la croisée d’Internet et d’Orwell » va donc révolutionner, perdre ou sauver le XXIème qui ne se contenterait plus d’être spirituel ou rien.
Le propos est séduisant. Voire plus. L’auteure se fait trapéziste, qui pare de strass ce qui ressemble à un purgatoire. Le « nouveau monstre » veut d’une certaine manière et en filigrane débarrasser le monde du vice et de la vertu, donc des coupables ou des innocents. De facto, l’être bientôt pourrait disparaître là où, s’il n’y a pas de vide, le plein n’est pas présent. Félicité Herzog a l’art de garder la juste place pour l’imaginaire : elle lui accorde la part du lion afin que le réel se mette à danser une étrange sarabande en zonant près des abîmes.
L’œuvre est à la fois immobile et mobile. Immobile dans la nature même de son langage qui reste parfaitement classique. Mobile dans l’aventure proposée. Celle-ci n’est peut-être pas seulement une légende puisque implicitement le réel lui renvoie un écho ou une double conscience dans l’exercice des déliés et des déliaisons de l’artisan de ce rêve ou de ce fiasco. Le livre souffre peut-être d’une écriture presque trop sage. Mais c’est aussi une position vertueuse afin de donner à la fiction son agitation vitale. Elle est dans l’esprit même de la nouvelle romancière qui, à l’inverse de beaucoup de ses collègues, n’est pas ramenée en arrière et cherche avant tout la justesse de ce qui pour elle paraît essentiel. Demain y souffle le chaud et le froid, s’y organise l’apocalypse. Il rend jusqu’à dieu “désespérable” et rappelle que ce qui est parti ne revient pas.
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jean-paul gavard-perret
Félicité Herzog, Gratis, Gallimard, Paris, 2015, 256 p. — 18,50 €.