S’extraire d’une vision et retrouver les témoins
La guerre d’Algérie n’est pas terminée. Elle continue de bouillir ; elle reste vive dans des mémoires tendues, fragmentées, marquées par des faits passés qui restent présents comme autant de blessures restées à vif. Parmi ces communautés marquées par un « passé qui ne passe pas » — pour reprendre la formule d’Henry Rousso -, on trouve les « harkis ».
Harki : le terme, qui recouvre en fait des modes de recrutement, d’action et de mobilisation très différents, est devenu progressivement générique pour désigner les Algériens musulmans ayant pris le parti de la France coloniale pendant la guerre d’Algérie. « 250 000 supplétifs environ, 170 000 soldats de l’armée régulière et 30 000 notables, élus et fonctionnaires, cela donne un total de 450 000 hommes adultes algériens qui ont été vus par leurs concitoyens, pendant les sept années et demi du conflit comme travaillant avec les Français » rappelle l’auteur de l’ouvrage. Quelques dizaines de milliers ont été « rapatriés » en France après 1962, dans des conditions souvent tristes et indignes.
Du côté français, une communauté mémorielle s’est progressivement formée, rendue visible par des manifestations, des discours, des images et des postures plus ou moins récupératrices. Un récit mémoriel s’est constitué sur 3 références fondatrices : la fidélité, l’abandon et le massacre. Pour résumer : demeurés fidèles à la France jusqu’au bout, les harkis ont été abandonnés par la France gaullienne ; désarmés, ils ont été ensuite victimes en Algérie d’exécutions en masse. A part pour ceux qui ont pu rejoindre la France, le destin des harkis en Algérie s’est soldé par un massacre.
De manière assez étrange, les mémoires officielles nationales françaises et algériennes se sont adossées toutes les deux à ce récit : du côté Algérien, les harkis ou « goumis » ont payé le prix de leur trahison, de leur « collaboration », tandis que du côté français, les harkis sont des Algériens victimes du non-respect des accords d’Evian par le FLN. Des deux rives on s’est entendu sur l’idée d’un massacre de masse, triste et regrettable, sans aller plus loin, ni oser voir plus loin. C’était commode, mais trompeur.
Cet ouvrage vient dire avec force qu’il faut revoir les termes du massacre des harkis de 62. Et pour avoir une vision plus juste, changer de focale, changer la donne : la plupart des harkis n’ont pas été tués. Ils ont vécu et vivent encore en Algérie. Il suffit d’aller les trouver, de recueillir une parole vieillissante pour redonner un sens plus vrai à une histoire passée.
L’ouvrage du journaliste Pierre Daum n’est pas un livre d’histoire. Il est le résultat d’une enquête et une invitation. Enquête parce que Pierre Daum a parcouru l’Algérie d’Est en Ouest, du Nord au Sud à la recherche d’anciens harkis vivants en Algérie, guidé par quelques vagues adresses obtenues sur Internet, via des sites d’associations. Il raconte leur rencontre et restitue leur témoignage de la manière la plus juste et honnête. C’est donc avant tout le livre d’une parole vivante, nécessairement fragmentaire, mais qui dresse le portrait aussi bien des cadres de l’Algérie coloniale que de l’Algérie contemporaine.
De ces parcours individuels émergent des ambiguïtés, des aventures personnelles qui échappent aux simplifications réductrices. Des mythes s’écroulent. Non, les harkis ne s’engageaient pas nécessairement par fidélité à la France, par « patriotisme » mais pour manger, se vêtir, pour un salaire. Par dépit, nécessité ou parce que c’était commode. Ils combattaient souvent en première ligne, connaissant le terrain. Souvent cités, rarement récompensés. Les crimes et violences de 1962 semblent avoir été commis par des « marsiens », ces combattants de la dernière heure plutôt que par les cadres de l’ALN et les moudjahidines. Vengeances individuelles, claniques, locales. Incrontrôlées. Oui, ils ont vu et subi exactions, tortures, humiliations, enfermements. Mais ils ont, pour la grande majorité d’entre eux, survécu, travaillé et fondé des familles. Ils cherchent aujourd’hui à défendre leurs droits d’anciens combattants auprès des différentes juridictions françaises.
Dire qu’ils ont survécu est trompeur. « sous-vécu » pourrait-on dire, à l’ombre d’un massacre et d’une justice qui n’a jamais vraiment été rendue. Force est de constater qu’ils ont souvent vécu dans la pauvreté, et, sans être systématiquement stigmatisés, ils ont été des « citoyens algériens diminués » dans leurs droits et leurs carrières. Leur ressentiment est fort, à l’égard de la France qu’il rêvent, et de l’Algérie qu’ils subissent. Justice, sociabilité, histoire… les pistes d’analyse sont nombreuses et s’entrecroisent.
Il est temps maintenant de relever le défi de cette nouvelle histoire des harkis. « Le dernier tabou » dit avec force la nécessité et la possibilité de cette nouvelle histoire. La matière est là, vivante et accessible. L’ébauche de Pierre Daum est magistrale, elle s’impose.
camille aranyossy
Pierre Daum, Le dernier tabou, Les « harkis » restés en Algérie après l’indépendance, Actes Sud, Collection Solin, Arles, avril 2015, 535 p. — 24,80 €.