Pierre Daum, Le dernier tabou, Les « harkis » restés en Algérie après l’indépendance

S’extraire d’une vision et retrou­ver les témoins

La guerre d’Algérie n’est pas ter­mi­née. Elle conti­nue de bouillir ; elle reste vive dans des mémoires ten­dues, frag­men­tées, mar­quées par des faits pas­sés qui res­tent pré­sents comme autant de bles­sures res­tées à vif. Parmi ces com­mu­nau­tés mar­quées par un « passé qui ne passe pas » — pour reprendre la for­mule d’Henry Rousso -, on trouve les « har­kis ».
Harki : le terme, qui recouvre en fait des modes de recru­te­ment, d’action et de mobi­li­sa­tion très dif­fé­rents, est devenu pro­gres­si­ve­ment géné­rique pour dési­gner les Algé­riens musul­mans ayant pris le parti de la France colo­niale pen­dant la guerre d’Algérie. « 250 000 sup­plé­tifs envi­ron, 170 000 sol­dats de l’armée régu­lière et 30 000 notables, élus et fonc­tion­naires, cela donne un total de 450 000 hommes adultes algé­riens qui ont été vus par leurs conci­toyens, pen­dant les sept années et demi du conflit comme tra­vaillant avec les Fran­çais » rap­pelle l’auteur de l’ouvrage. Quelques dizaines de mil­liers ont été « rapa­triés » en France après 1962, dans des condi­tions sou­vent tristes et indignes.

Du côté fran­çais, une com­mu­nauté mémo­rielle s’est pro­gres­si­ve­ment for­mée, ren­due visible par des mani­fes­ta­tions, des dis­cours, des images et des pos­tures plus ou moins récu­pé­ra­trices. Un récit mémo­riel s’est consti­tué sur 3 réfé­rences fon­da­trices : la fidé­lité, l’abandon et le mas­sacre. Pour résu­mer : demeu­rés fidèles à la France jusqu’au bout, les har­kis ont été aban­don­nés par la France gaul­lienne ; désar­més, ils ont été ensuite vic­times en Algé­rie d’exécutions en masse. A part pour ceux qui ont pu rejoindre la France, le des­tin des har­kis en Algé­rie s’est soldé par un mas­sacre.
De manière assez étrange, les mémoires offi­cielles natio­nales fran­çaises et algé­riennes se sont ados­sées toutes les deux à ce récit : du côté Algé­rien, les har­kis ou « gou­mis » ont payé le prix de leur tra­hi­son, de leur « col­la­bo­ra­tion », tan­dis que du côté fran­çais, les har­kis sont des Algé­riens vic­times du non-respect des accords d’Evian par le FLN. Des deux rives on s’est entendu sur l’idée d’un mas­sacre de masse, triste et regret­table, sans aller plus loin, ni oser voir plus loin. C’était com­mode, mais trompeur.

Cet ouvrage vient dire avec force qu’il faut revoir les termes du mas­sacre des har­kis de 62. Et pour avoir une vision plus juste, chan­ger de focale, chan­ger la donne : la plu­part des har­kis n’ont pas été tués. Ils ont vécu et vivent encore en Algé­rie. Il suf­fit d’aller les trou­ver, de recueillir une parole vieillis­sante pour redon­ner un sens plus vrai à une his­toire pas­sée.
L’ouvrage du jour­na­liste Pierre Daum n’est pas un livre d’histoire. Il est le résul­tat d’une enquête et une invi­ta­tion. Enquête parce que Pierre Daum a par­couru l’Algérie d’Est en Ouest, du Nord au Sud à la recherche d’anciens har­kis vivants en Algé­rie, guidé par quelques vagues adresses obte­nues sur Inter­net, via des sites d’associations. Il raconte leur ren­contre et res­ti­tue leur témoi­gnage de la manière la plus juste et hon­nête. C’est donc avant tout le livre d’une parole vivante, néces­sai­re­ment frag­men­taire, mais qui dresse le por­trait aussi bien des cadres de l’Algérie colo­niale que de l’Algérie contemporaine.

De ces par­cours indi­vi­duels émergent des ambi­guï­tés, des aven­tures per­son­nelles qui échappent aux sim­pli­fi­ca­tions réduc­trices. Des mythes s’écroulent. Non, les har­kis ne s’engageaient pas néces­sai­re­ment par fidé­lité à la France, par « patrio­tisme » mais pour man­ger, se vêtir, pour un salaire. Par dépit, néces­sité ou parce que c’était com­mode. Ils com­bat­taient sou­vent en pre­mière ligne, connais­sant le ter­rain. Sou­vent cités, rare­ment récom­pen­sés. Les crimes et vio­lences de 1962 semblent avoir été com­mis par des « mar­siens », ces com­bat­tants de la der­nière heure plu­tôt que par les cadres de l’ALN et les moud­ja­hi­dines. Ven­geances indi­vi­duelles, cla­niques, locales. Incron­trô­lées. Oui, ils ont vu et subi exac­tions, tor­tures, humi­lia­tions, enfer­me­ments. Mais ils ont, pour la grande majo­rité d’entre eux, sur­vécu, tra­vaillé et fondé des familles. Ils cherchent aujourd’hui à défendre leurs droits d’anciens com­bat­tants auprès des dif­fé­rentes juri­dic­tions fran­çaises.
Dire qu’ils ont sur­vécu est trom­peur. « sous-vécu » pourrait-on dire, à l’ombre d’un mas­sacre et d’une jus­tice qui n’a jamais vrai­ment été ren­due. Force est de consta­ter qu’ils ont sou­vent vécu dans la pau­vreté, et, sans être sys­té­ma­ti­que­ment stig­ma­ti­sés, ils ont été des « citoyens algé­riens dimi­nués » dans leurs droits et leurs car­rières. Leur res­sen­ti­ment est fort, à l’égard de la France qu’il rêvent, et de l’Algérie qu’ils subissent. Jus­tice, socia­bi­lité, his­toire… les pistes d’analyse sont nom­breuses et s’entrecroisent.

Il  est temps main­te­nant de rele­ver le défi de cette nou­velle his­toire des har­kis. « Le der­nier tabou » dit avec force la néces­sité et la pos­si­bi­lité de cette nou­velle his­toire. La matière est là, vivante et acces­sible. L’ébauche de Pierre Daum est magis­trale, elle s’impose.

camille ara­nyossy

Pierre Daum, Le der­nier tabou, Les « har­kis » res­tés en Algé­rie après l’indépendance, Actes Sud, Col­lec­tion Solin, Arles, avril 2015, 535 p.  — 24,80 €. 

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