L’amante anonyme des lettres découvertes par Jean-Yves Bertault a beau écrire : «Il n’y a pas de phrases, si éloquentes soient-elles, qui puissent exprimer toute la passion, toute la fougue, toute la folie, que contiennent ces deux mots notre amour. Nous goûtons à de telles extases qu’on serait inhabile à les vouloir conter !». Et pourtant cette correspondance érotique des années 20 prouve que même Joyce et sa Nora (à la même époque) restaient presque pudiques par rapport à un tel échange où la passion amoureuse et sexuelle prend des audaces et une transgression rarement atteintes.
Les deux émissaires se font partager par procuration leurs fantasmes les plus fous. Il existe aucune entrave. Chaque mot ou presque est érotisé avec indolence ou pression insistante. Les parures et les masques que la société impose sont évacués. Demeurent la sidération et l’auto-stimulation des corps par les mots. La littérature se résume au seul plaisir des sens et ignore tous les interdits. La sodomie est décrite non sans poésie : le plaisir sexuel y est presque dépassé par le pur plaisir esthétique. De telles missives rendent obsédantes des visions qui marquent une liberté totale et une surenchère (et une « surenchair ») incessantes. Loin des stéréotypes, c’est souvent l’homme (en l’occurrence le jeune amant marié à une autre femme) qui est fétichisé et « choséifié ».
Il faut donc considérer cette littérature épistolaire moins pour son aspect sociologique qu’en tant que symptôme aberrant face à l’époque de sa conception. Louvoie plus qu’une forme de volupté : son exacerbation. Les corps ne cessent de s’enchâsser dans des lieux et des postures qui deviennent des transgressions de frontières visuelles. La littérature propose un labyrinthe à hantises. Elle met en évidence la problématique d’une sortie fracassante du conditionnement du féminin. Demeure même une forme d’énigme en ce rapport du passé au présent — mais pour quel futur ? Les deux auteurs ne s’en souciaient guère. Il s’agissait pour eux de brûler par des mots qui pouvaient presque faire brûler le papier qui leur servait de support.
jean-paul gavard-perret
Anonymes, Mademoiselle S. Lettres d’amour 1928–1930, Présenté par Jean-Yves Berthault, Coédition Gallimard / Versilio, Hors série Littérature, Gallimard, 2015.