Anonymes, Mademoiselle S. Lettres d’amour 1928–1930

Contre toute attente

L’amante ano­nyme des lettres décou­vertes par Jean-Yves Ber­tault a beau écrire : «Il n’y a pas de phrases, si élo­quentes soient-elles, qui puissent expri­mer toute la pas­sion, toute la fougue, toute la folie, que contiennent ces deux mots notre amour. Nous goû­tons à de telles extases qu’on serait inha­bile à les vou­loir conter !». Et pour­tant cette cor­res­pon­dance éro­tique des années 20 prouve que même Joyce et sa Nora (à la même époque) res­taient presque pudiques par rap­port à un tel échange où la pas­sion amou­reuse et sexuelle prend des audaces et une trans­gres­sion rare­ment atteintes.

Les deux émis­saires se font par­ta­ger par pro­cu­ra­tion leurs fan­tasmes les plus fous. Il existe aucune entrave. Chaque mot ou presque est éro­tisé avec indo­lence ou pres­sion insis­tante. Les parures et les masques que la société impose sont éva­cués. Demeurent la sidé­ra­tion et l’auto-stimulation des corps par les mots. La lit­té­ra­ture se résume au seul plai­sir des sens et ignore tous les inter­dits. La sodo­mie est décrite non sans poé­sie : le plai­sir sexuel y est presque dépassé par le pur plai­sir esthé­tique.  De telles mis­sives rendent obsé­dantes des visions qui marquent une liberté totale et une sur­en­chère (et une « sur­en­chair ») inces­santes. Loin des sté­réo­types, c’est sou­vent l’homme (en l’occurrence le jeune amant marié à une autre femme) qui est féti­chisé et « choséifié ».

Il faut donc consi­dé­rer cette lit­té­ra­ture épis­to­laire moins pour son aspect socio­lo­gique qu’en tant que symp­tôme aber­rant face à l’époque de sa concep­tion. Lou­voie plus qu’une forme de volupté : son exa­cer­ba­tion. Les corps ne cessent de s’enchâsser dans des lieux et des pos­tures qui deviennent des trans­gres­sions de fron­tières visuelles. La lit­té­ra­ture pro­pose un laby­rinthe à han­tises. Elle met en évi­dence la pro­blé­ma­tique d’une sor­tie fra­cas­sante du condi­tion­ne­ment du fémi­nin. Demeure même une forme d’énigme en ce rap­port du passé au pré­sent — mais pour quel futur ? Les deux auteurs ne s’en sou­ciaient guère. Il s’agissait pour eux de brû­ler par des mots qui pou­vaient presque faire brû­ler le papier qui leur ser­vait de support.

jean-paul gavard-perret

Ano­nymes, Made­moi­selle S. Lettres d’amour 1928–1930, Pré­senté par Jean-Yves Ber­thault, Coédi­tion Gal­li­mard / Ver­si­lio, Hors série Lit­té­ra­ture, Gal­li­mard, 2015.

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Filed under Erotisme, Poésie

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