Les calembredaines du marin d’eau douce
Jean-Pierre Verheggen ne cesse de faire fait passer du paroxysme de l’idéal poétique à un abîme langagier. Il aiguillonne les vocables de germination intempestive. La poétique est insolente : elle fabrique une perspective que nous voulons ignorer et rampe vers le tronc de nos heures. Elle est aussi notre mémoire puisque, partout où elle rampe, elle laisse une trace, une odeur, une douleur, un rire, une hantise. Dédicacé à Serge Sautreau l’ «occis-gêné », Verheggen lui laisse en guise d’hommage les derniers mots de son livre : « Tout ce qui n’est pas gratuit, spontané, immédiat, est une erreur. Seule la grâce ne ment pas ».
Cette grâce prend chez l’auteur belge — Villon des temps contemporains, Rabelais crépusculaire — un moyen de ramener les êtres au peu qu’ils sont. L’humour se veut vulgaire voire « vulgairheggen ». L’ami de Pirotte reste comme lui un irrégulier de la langue qu’il ébouriffe pour rendre “toute cloche clochable clochant dans un clocher qui en clochant fait clocher par le clochatif ceux qui clochent clochablement” . La poétique non seulement peut mais se doit à la cloche clocharde. Afin d’y parvenir, le Belge la sort de sa coquille. En cette extraction et refusant tout repli, l’humain devient aussi clownesque que monstrueux. Dürer n’est pas loin.
Le monstre humain redessine le lieu de la poésie et différencie le travail du deuil et de mélancolie de celui du comique et de la drôlerie. Avec son « égoïne tranchante », le poète scie dans le vif et ne se soucie pas de lui : son je est un autre et comme tout individu il est appelé à la potence finale lorsque le trou de madame se transforme en un trou de mémoire incommensurable. Rien ne sert de pleurer par avance ou d’implorer « Bernadette Soubiroute ».
Féministe à sa manière, le poète rappelle au lecteur les délicieux abats de ses compagnes : quoique passant à la casserole, à l’inverse de celui des mâles leur cerveau n’est jamais meunier ou rémoulade. Celui qui se permet ici l’éloge des cannibales en y associant et Marcel Mariën et Roland Topor fait de son livre une cuisine roborative à déguster avec ses mousquetaires « Athoxico, Pathos, Aramisanthrope et d’Artagnangnan ». Avec eux il convient de chanter en chœur et en « latin de cousine » une chanson de « cave canem » du plus bel acabit et tout en « lacanbredaine » avant que la mort vienne nous prendre par derrière.
jean-paul gavard-perret
Jean-Pierre Verheggen, ça n’langage que moi , Gallimard, Paris, 2015.