Amina Damerdji l’Intercontinentale : entretien avec la poétesse

Entre­tien avec l’auteure de Tambour-machine :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mal­heu­reu­se­ment, le réveil.

A quoi avez-vous renoncé ?
À étouf­fer mes désirs pro­fonds par confort.

D’où venez-vous ?
Voilà une ques­tion que l’on me pose rare­ment… Je suis née sur un conti­nent (Amé­rique), j’ai vécu ma petite enfance sur un autre (Afrique) et j’ai grandi ensuite sur un troi­sième (Europe). Je dirais que je viens de ce dépla­ce­ment mais pas seule­ment : je viens en réa­lité sur­tout de l’histoire de ma famille qui, du côté algé­rien comme fran­çais, a lutté contre la colonisation.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres poètes ?
Ce serait plu­tôt à vous ou à d’autres de le dire. Mais je ne vais pas bot­ter en touche com­plé­te­ment : ce qui dis­tingue la revue La Seiche (qu’on dirige avec Marius Loris) des autres revues de poé­sie, c’est qu’on est atten­tif à plu­sieurs tra­di­tions poé­tiques qui sont sou­vent pré­sen­tées comme anta­go­niques. Par­fois à rai­son d’ailleurs, mais pas tou­jours. En tout cas, je pense que l’on peut bra­con­ner sur plu­sieurs ter­rains. Que c’est même néces­saire pour évi­ter la sclé­rose, la répétition.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pela ?
La métamorphose.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Ma pre­mière lec­ture était une fausse lec­ture. Je réci­tais un livre que je savais par coeur en le tenant à l’envers, pre­nant tous les invi­tés en otage. Cette inver­sion du sens de la lec­ture m’est sans doute res­tée : ma pre­mière per­for­mance, « Papa, je veux être poète », est une lec­ture la tête à l’envers.

Pour­quoi votre atti­rance vers la poésie-perfomance et sonore ?
Ah… cela a été un che­mi­ne­ment. Je me sou­viens que la pre­mière claque que je me suis prise, c’était en jan­vier 2014, quand je suis allée écou­ter pour la pre­mière fois Charles Pen­ne­quin à la Java. Je me suis tout à coup dit que la poé­sie pou­vait être aussi cette forme de vie. Extra­or­di­nai­re­ment vivante, qui liait poli­tique, quo­ti­dien, nar­ra­tion, émo­tion et pen­sée sur la lit­té­ra­ture. Et qui liait les sens aussi : la vue et l’ouïe très puis­sam­ment. Et je voyais les gens dans la salle qui entraient com­plé­te­ment dans cet uni­vers et ce texte dit tout haut. Je me sou­viens en par­ti­cu­lier avoir entendu quelqu’un sor­tir de la salle à la fin de la lec­ture disant qu’il ne lisait jamais de poé­sie mais que cela lui don­nait envie d’en lire. C’est pour cela que je pense que la poé­sie dite « orale » et la poé­sie dite « écrite » ne sont pas du tout anta­go­niques. Les deux fonc­tionnent, l’oral et l’écrit, comme des balan­ciers, des mou­ve­ments qui par­fois se ques­tionnent dans leurs dif­fé­rences mais qui peuvent aussi se com­plé­ter.
C’est d’ailleurs ce que j’essaie de faire de plus en plus dans ma pra­tique. Je me suis ensuite beau­coup inté­res­sée à cet uni­vers poé­tique que je décou­vrais, à l’historique Ber­nard Heid­sieck, qui m’a bou­le­ver­sée, com­plè­te­ment. Et à beau­coup de poètes vivants mais plus âgés que moi (Serge Pey, Natha­lie Quin­tane, Jean-Michel Espi­tal­lier, Edith Azam et d’autres, je ne peux pas tous les citer). Et dans ce par­cours, l’autre bou­le­ver­se­ment ça a été d’entrer dans l’oeuvre de Julien Blaine (je pense avoir lu tout ce qu’il a écrit, ce qui n’est pas peu et vu toutes les cap­ta­tions de lec­tures et per­for­mances, ce qui n’est pas peu !), si riche, si inté­res­sante, si pro­téi­forme, qui lui aussi a sorti la poé­sie de la page de mul­tiples façons, par­fois en l’enserrant très visuel­le­ment sur le papier : la poé­sie visuelle est aussi pour moi une façon de décol­er la poé­sie de la page du livre mar­chan­disé. Je m’arrête car j’ai déjà été trop longue et je pour­rais en par­ler des heures.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Beau­coup de choses, avec beau­coup de curio­sité. Mais pour en reve­nir à la poé­sie, je m’intéresse de plus en plus à l’association entre poé­sie et musique. A tra­vers des voies variées : par exemple j’ai été très impres­sion­née par la rap­peuse Casey à la mai­son de la poé­sie le mois der­nier. J’ai vu d’autres ini­tia­tives inté­res­santes de ce point de vue, à la mai­son de la poé­sie, par exemple les Val­pa­raiso Ses­sions qui met­taient en musique les poèmes de Brau­ti­gan arti­cu­lés à la voix péné­trante de Tho­mas Reverdy qui lisait son roman Les Eva­po­rés. Il y a bien sûr les lec­tures de Charles Pen­ne­quin avec le génial gui­ta­riste Jean-François Pau­vros, qui parle dans sa gui­tare, la gratte sur le dos du poète… Il y a aussi un mor­ceau qui m’a beau­coup frap­pée récem­ment : c’est un mor­ceau des Oiseaux-tempête où l’ancien chan­teur de The Ex (G.W.Sok) lit un poème de Nazim Hik­met. Ins­tru­ment acous­tique et vocal se mêlent très natu­rel­le­ment, avec quelque chose de quotidien.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’aime tou­jours relire “La prose du bureau de tabac” de Pessoa.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Mal­heu­reu­se­ment, ce n’est pas vrai­ment la fic­tion qui me fait pleu­rer mais plu­tôt les oppres­sions bien réelles que subissent les gens.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi, pour­quoi ?

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Le pro­blème n’est pas tant  d’oser écrire que plu­tôt de rece­voir une réponse. J’ai une anec­dote à ce pro­pos. À six ans, en pleine guerre civile algé­rienne, j’avais écrit deux lettres : l’une au pré­sident algé­rien (Zéroual) et l’autre au pré­sident fran­çais (Chi­rac) leur pro­po­sant des accords com­mer­ciaux mutuels hors de tout réa­lisme, cen­sés aider l’Algérie. J’ignore si ma mère les a envoyées, je n’ai en tout cas jamais reçu de réponse.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Ma mai­son d’enfance d’El-Biar, à Alger.

Quels sont les artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je pense avoir déjà répondu par­tiel­le­ment à cette ques­tion en vous par­lant de mon inté­rêt pour la poé­sie sonore et per­for­mée. Mais je me sens aussi très proche, et par­fois davan­tage, d’artistes qui n’ont rien à voir avec cet uni­vers. En géné­ral, je dirais que pour que je me sente proche d’un artiste il faut que je puisse appré­cier sa recherche, sa démarche au sens de tâton­ne­ment, ques­tion­ne­ment et appré­cier la charge, ou décharge sen­sible et intel­lec­tuelle du résul­tat.
Mais sinon, il y a une autre proxi­mité, très forte, que je res­sens avec les gens de mon âge. Cette proxi­mité géné­ra­tion­nelle crée une soli­da­rité à laquelle je tiens mais aussi, comme nous arri­vons tous dans un même « état » de la poé­sie, nos ques­tion­ne­ments se recoupent, même si nous n’y don­nons pas tous les mêmes réponses. Je pense à des gens très dif­fé­rents, comme Marius Loris dont j’aime beau­coup l’écriture brute et sa cri­tique sans conces­sion de la société, ou Marin Fou­qué et sa découpe hachée du lan­gage qui lui donne une musi­ca­lité très par­ti­cu­lière, Louise Vanar­dois qui manie de façon très inté­res­sante l’enregistrement lors de ses lec­tures, Vic­tor Blanc dont l’écriture est invrai­sem­bla­ble­ment fine, curieuse et mûre. Il y aussi Boris-crack dont j’ai décou­vert le tra­vail grâce à la play­list de Charles Pen­ne­quin sur le site Tapin de Julien d’Abrigeon,  Jus­tin Dela­reux et sa revue Pli avec son inté­rêt, dans ses tra­vaux, pour une cer­taine forme de cri­tique politique.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
On peut sup­pri­mer cette question ?

Que défendez-vous ?
La fin de ce sys­tème politique.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Je pense à mon ami Franck Delo­rieux qui dit, pour plai­san­ter : « je lirai Lacan quand il sera tra­duit en français. »

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ? »
C’est une phrase dangereuse.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Com­ment je vis maté­riel­le­ment. Grâce à un finan­ce­ment uni­ver­si­taire pour ma thèse sur les pre­miers poètes offi­ciels de la Révo­lu­tion cubaine et leur esthé­tique ori­gi­nale que je théo­rise comme « soup­çon ludique ».

 Entre­tien réa­lisé par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 21 juin 2015

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