Le miracle d’une écriture volontairement simple, empruntant à l’oralité, pour rendre intelligible ce qui ne peut s’exprimer
Dans un style exempt de tout lyrisme, Emmanuelle Pagano dévoile dans Le Tiroir à cheveux le quotidien oppressant d’une très jeune femme qui élève seule deux enfants dont l’un est différent ; un bout de lune pas comme les autres.
On entre dans ce livre par le corps, non par la pensée. Mais un corps tourné sur lui-même. Car si l’on touche beaucoup, si l’on sent et voit avec acuité dans ce livre, ce n’est que par le prisme d’un regard animal sensible aux petits riens, un regard qui subit. Les jeunes hommes qui la prennent sans patience dans le bois : ils me poussaient dans les églantiers qui griffaient ma nuque mon dos, puis mes seins mon ventre, mon dos à nouveau, quand ils me retournaient aux changements de bite. La première puis deuxième grossesse qu’elle cache aux yeux des pères et de ses parents : comment ça vous autoriser à pratiquer une césarienne ? Les démarches que sa mère entreprend pour placer son enfant dans une institution spécialisée : ma mère essaye de me rassurer, le centre n’est pas si loin en train, je pourrais aller le voir. Elle s’enthousiasme, calcule, fait et refait mon emploi du temps.
Le lecteur se retrouve alors oppressé, en proie à un malaise étrange que la narratrice cherche encore à alimenter en décrivant l’enfermement de la jeune mère, les yeux au plafond de son fils, le corporatisme de ses proches, les dernières résidences du village comme seul horizon voilé par la brume.
Servie par une écriture volontairement simple, la parole est ici donnée aux choses qui ne peuvent s’exprimer ; au corps, à l’amour primitif d’une mère brave, à la honte. Les phrases courtes, le langage impur où les mots dérapent, accrochent : Titouan tremble, avec des fourmis de gestes comme s’il s’en droguait les doigts, l’accumulations d’adjectifs des langues orales ou vernaculaires : Et nos rires sont tellement mêlés rassemblés…, Titouan me rattrape, essoufflé rouge… réussissent à rendre intelligible, car imagé, le quotidien terne de personnes dont on ne se demande jamais comment elles doivent vivre. Un livre sur les gens d’à-côté. Sur cette mère-enfant instinctive qui possède une intelligence des sens suffisamment aiguë pour affronter le vide d’un enfant sans parole et sans regard : de temps en temps je le dévisage, comme ça, parce qu’on ne sait jamais, mais je croise ses yeux, je baisse les miens, parce que son regard nu, ça me fait devenir seule.
Et puis, il y a cette voisine, fille de gendarme également, qui observe. Emmanuelle Pagano elle-même, qui admire cette fille-mère en cachette, qui l’admire d’avoir fait ça, un gosse défendu et qui susurre en filigrane dans ce roman ses pardons d’avoir eu honte, ses encouragements en retard, ses compliments à l’adresse de son fils qu’aujourd’hui, libérée de ses peurs, elle trouve beau. Beau et brut comme ce roman.
cedric beal
Emmanuelle Pagano, Le Tiroir à cheveux, éditions P.O.L, août 2005, 135 p. — 14,50 €. |
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