Francis Métivier, Rock’n Philo

Pop art et pop’ philo tout à la fois

L’échéance, répé­ti­tive et régu­lière, des épreuves fran­çaises du bac­ca­lau­réat à la mi-juin chaque année nous le rap­pelle : matière éli­tiste et tech­nique dans ses pré­sup­po­sés métho­do­lo­giques, effroyable rou­leau com­pres­seur, la phi­lo­so­phie, alias le Cater­pillar du Concept, fait beau­coup de dégâts et sus­cite moult inter­ro­ga­tions sur sa per­ti­nence au sein du sys­tème sco­laire actuel (qui se résume glo­ba­le­ment à l’assurance de l’obtention de l’examen final pour des jeunes gens en pleine régres­sion sinon per­di­tion quant à la maî­trise des minima de toute culture géné­rale), sa faci­lité  d’accès ou son inté­rêt au regard de “dis­ciples” de plus en plus déta­chés quand ce n’est pas dému­nis tout court , via l’immatérialité tant van­tée de tout sup­port,  des connais­sances, des livres et des codi­fi­ca­tions écrites de la pen­sée en règle géné­rale.
A cette aune, il convient sans conteste de saluer  l’effort de guerre consenti par cer­tains afin de ter­ras­ser la Bête et de conti­nuer à don­ner le change : Fran­cis Méti­vier est de ceux-là et son opus Rock’n Philo, réédité en livre de poche, mérite le détour – sur­tout pour des élèves ou can­di­dats appren­tis phi­lo­sophes en mal de repères et de références.

S’il peut en effet paraître sur­pre­nant au pre­mier abord d’associer les deux notions (depuis quand hur­ler ou satu­rer le son, est-ce pen­ser ? diront les mau­vaises langues) , le pari pro­posé par l’auteur — plus jour­na­liste qu’enseignant, ce qui n’enlève rien au demeu­rant à ses qua­li­tés de péda­gogue – consiste à pré­sen­ter à chaque fois une notion majeure, parmi une bonne ving­taine, du pro­gramme des classes ter­mi­nales de phi­lo­so­phie (la série L notam­ment), sous un angle concep­tuel et lié à l’histoire des idées, laquelle notion se trouve ensuite illus­trée par la thé­ma­tique d’une chan­son rock, sous l’angle de la double ana­lyse des paroles et de la mélo­die ou du rythme musi­caux eux-mêmes.
Certes alors, on entend bien poindre l’objection cri­tique selon laquelle d’autres chan­sons, choi­sies arbi­trai­re­ment, pour­raient cha­cune à leur façon, « illus­trer » le concept majeur à pré­sen­ter mais l’essentiel tient à ce que, pré­ci­sé­ment, c’est tel « canon » du rock qui est mis en avant par Méti­vier dans un choix assumé et que ce titre ou stan­dard convient par­fai­te­ment à l’idée notion­nelle qu’il doit « ser­vir ».

Ainsi, par delà la pro­vo­ca­tion un rien facé­tieuse qui lie Pas­cal à Nir­vana, Lacan à The Doors ou encore Hegel à Emi­nem (sic), force est de recon­naître que cela fonc­tionne bien ou si vous pré­fé­rez, « Hic Rho­dus, hic salta » comme le dit jus­te­ment le phi­lo­sophe de Iéna en repre­nant une fable d’Esope, que « ça le fait grave », ainsi que l’énoncent sou­vent nos amis musi­ciens quand l’harmonie entre l’intention et la per­for­mance sur scène est atteinte. A un double niveau d’ailleurs puisque, d’un côté, des notions fon­da­men­tales de l’histoire de la phi­lo­so­phie sont expli­ci­tées et exem­pli­fiées, extraits du cor­pus à l’appui ; d’un autre côté, l’on apprend aussi à réécou­ter un titre que l’on fre­don­nait jusqu’ici sans savoir jusqu’à quelle por­tée (c’est le cas de le dire) her­mé­neu­tique ou dia­lec­tique il pou­vait s’élever, avec des pré­ci­sions sti­mu­lantes sur les paroles, les notes, le jeu des musi­ciens ou le voca­bu­laire spé­ci­fique des rockers (dont cer­tains termes se trouvent réunis dans un glos­saire bienvenu).

Pas besoin donc, pour se satis­faire en ces pages, d’adhérer néces­sai­re­ment à la thèse de l’auteur dans son avant-propos selon laquelle le rock serait « por­teur de sens : il traite sou­vent de grandes ques­tions phi­lo­so­phiques » et par voie de consé­quence « un art », ce qui jus­ti­fie­rait ipso facto qu’il peut être l’objet de la phi­lo­so­phie de l’art. Sans avoir à mili­ter pour un rock repré­sen­tant offi­ciel majeur de l’art, même contes­ta­taire, il suf­fit en effet de lire quelques cha­pitres de l’ouvrage pour être séduit par la per­ti­nence de la démarche et son effi­ca­cité (sur­tout auprès d’un jeune public friand de musique, de clips et de sons) et pour être convaincu — pour être plus juste, il fau­drait dire : per­suadé — que Fran­cis Méti­vier syn­thé­tise avec brio le Pop art (ce mou­ve­ment artis­tique qui émerge vers la fin des années 50 aux Etats-Unis en affir­mant que l’utilisation d’éléments visuels de la culture popu­laire pro­duits en série rejoint l’ inten­tio des Beaux-Arts) et la pop’philosophie (cette notion inven­tée durant les années 70 par Gilles Deleuze qui pose la connexion pos­sible entre la pop culture, c’est-à-dire l’ensemble des pro­duc­tions cultu­relles de masse du monde contem­po­rain, et la noble phi­lo­so­phie).
Un ouvrage pour cette rai­son à mettre entre toutes les mains – on n’en dira pas autant de la chaîne numé­rique Phi acces­sible sur Dai­ly­mo­tion où Méti­vier expose de manière beau­coup trop super­fi­cielle et arbi­traire les phi­lo­sophes par les films ou séries récentes — , y com­pris celles des étu­diants sou­hai­tant se pré­pa­rer aux épreuves de la dis­ser­ta­tion et du com­men­taire de texte avec une autre approche de la dis­ci­pline que le cours plus « clas­sique ».

Reste à savoir si, en fai­sant se conjoindre rock tapa­geur et phi­lo­so­phie dis­crète, Fran­cis Méti­vier ne confère pas à ces objets au tout venant, non spé­cia­li­sés, que sont les chan­sons dites rock — on notera d’ailleurs le flou pré­ju­di­ciable dans lequel baigne ce vocable ici : en quoi les repré­sen­tants de la chan­son fran­çaise : Bras­sens, Cabrel, Michel Ber­ger, sans par­ler du jazz­man Bobby McFer­rin ou du rap­peur Emi­nem, sont-ils à pro­pre­ment par­ler des rockers ? — un rang qui dépasse de loin leur sta­tut onto­lo­gique d’origine et les trans­forme dere­chef, pour reprendre un thème bour­dieu­sien, en un « cri­tère de dis­tinc­tion » parmi l’élite, ce qui ferait cer­tai­ne­ment se retour­ner dans leur tombes Kurt Cobain, Jimi Hen­drix et consorts…

 fre­de­ric grolleau

 Fran­cis Méti­vier, Rock’n Philo, J’ai Lu, avril 2015, 4445 p. — 7,20 €.

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