Joris-Karl Huysmans, Romans — tome 1 : A rebours

Pas d’échappatoire au réel, ni à la sot­tise des gens, qui valent tou­jours mieux que l’enfer

A Rebours : Any where out of the world

Le titre sonne comme un coup d’arrêt. La volonté affir­mée, et irré­ver­sible, de battre en brèche la concep­tion du roman natu­ra­liste qui pré­vaut alors en 1884, lorsque cet aéro­lithe explo­sif troue sans pareille la sphère des fixes qui est celle des Lettres fran­çaises de l’époque.
Scribe adepte du sur­nu­mé­maire au minis­tère de l’Intérieur où il tra­vaillera, dans l’ombre de son propre talent, pen­dant plus de vingt ans, Huys­mans s’affiche de fait écri­vain aty­pique avec cette troi­sième pro­duc­tion (après un recueil enlevé de poé­sie,
Le Dra­geoir aux épices, 1874 et le pre­mier roman, Marthe, his­toire d’une fille, 1876). Et non des moindres.

La fibre lit­té­raire de Huys­mans s’éveille pour­tant avec la défense (grâce à la consti­tu­tion du groupe des cinq : Paul Alexis, Léon Hen­nique, Guy de Val­mont — alias Mau­pas­sant — Henry Céard et l’intéressé) de L’Assommoir, objet de viru­lentes cri­tiques en 1876, mais cela n’empêchera en rien la rup­ture que consacre À Rebours.
La nou­velle esthé­tique roma­nesque natu­ra­liste où il s’agit, dans la mou­vance d’un Zola, de “tout peindre, tout repré­sen­ter et pour cela tout obser­ver” va faire long feu. Et notre fonc­tion­naire en charge des pro­blèmes de sécu­rité de dépo­ser sans crier gare une bombe lit­té­raire sans équi­valent !


Toujours est-il que Huys­mans n’a pas encore cédé au mys­ti­cisme et à la litur­gie ; il se contente dans l’immédiat de chan­ger son pré­nom d’origine, Charles-Marie-Georges, en Joris-Karl, rup­ture d’avec soi-même qui ira en 1892 jusqu’à la conver­sion à la croyance, à la suite d’un iti­né­raire spi­ri­tuel com­plexe.
Pour l’heure, cet homme nou­veau n’est pas celui qui s’adonne à la prière mais celui que sym­bo­lise le mono-protagoniste d’À Rebours, le jeune aris­to­crate déchu Jean Flo­res­sas des Esseintes, qui décide de faire retraite dans une demeure de Fontenay-aux-Roses afin d’y vomir de tout son soûl ce qui reste du monde face à lui et de conspuer à l’envi les demi-mondains qui hantent Paris.

En 1884, Huys­mans ne peut pen­ser l’émergence du nou­veau, au regard de la vieille arrière-garde repré­sen­tée par Zola, Flau­bert et consorts, que par l’advenue d’un Homme du rejet et du mépris en butte à la société — Mes­sie inversé dont il signale la nais­sance par un incroyable tra­vail d’érudition sur les res­sources de la langue fran­çaise, comme épui­sée et refa­çon­née en ces pages qui portent le roman même à son comble, ce qui a pu ame­ner cer­tains à ris­quer la ques­tion de savoir si À Rebours est bien encore un roman …ou son dépas­se­ment, ou autre chose.
Ainsi le déca­den­tisme, l’amour porté par des Esseintes à la lit­té­ra­ture latine coïn­ci­dant avec le déclin de l’empire romain à l’orée du chris­tia­nisme, trouve-t-il ici para­doxa­le­ment ses lettres de noblesse à la mesure de la décom­po­si­tion du monde dix-neuvièmiste en train de s’affaisser dans l’indifférence géné­rale. Mais le roman­cier (dési­gné par Marc Fuma­roli sous l’appellation de “Don Qui­chotte de la sen­si­bi­lité per­fec­tion­née”), emporté par son élan créa­teur, ne saura s’arrêter à cette fin de siècle et sor­tira bien­tôt ses canons pour remon­ter (et tirer sur) la série des siècles et retrou­ver le lustre du chris­tia­nisme dans un mou­ve­ment hypertélique.

Ce que craint des Esseintes tou­te­fois, c’est moins la vul­ga­rité alen­tour, que la méta­mor­phose de son propre regard sur les choses et les êtres, à com­men­cer par les chefs-d’oeuvre (toiles et livres) qu’il a entas­sés dans son havre de paix pour les sous­traire aux miasmes de l’humanité dont il reste, mal­gré qu’il en ait, l’ultime repré­sen­tant.
Il est des généa­lo­gies impos­sibles. Il est des gan­grènes sco­piques. La vie com­mune attend son dû.

James Ensor : Ske­le­tons figh­ting over a smo­ked her­ring (1891)

De fait, en atten­dant, à y regar­der de plus près, la trame du récit — “roman de la conser­va­tion” - va se limi­ter au compte rendu de l’enfermement pen­dant une année d’un des Esseintes au corps épuisé suite à moult orgies, dans sa thé­baïde, soit au cata­logue, minu­tieux et maniaque, de ses goûts en matière de lit­té­ra­ture, de poé­sie, de fleurs exo­tiques, de par­fums capi­teux, de joaille­ries et de déco­ra­tion d’intérieur.
Celui qui n’accorde plus sa foi à l’extériorité ne peut dis­po­ser que du luxe raf­finé de se recons­truire in foro interno

Le “roman” se fonde donc sur une struc­ture pure­ment énu­mé­ra­tive — signe que la rup­ture d’avec le natu­ra­lisme n’est pas encore radi­ca­li­sée — et se veut le registre de maintes obser­va­tions tour­nées à chaque fois vers un sujet pré­cis, de même que le pas­sage en revue, sous la plume d’un Huys­mans (en néer­lan­dais le nom signi­fie “homme d’intérieur” !) qui est aussi cri­tique d’art, de toiles de Jan Luy­ken, Degas ou Gus­tave Moreau, ce der­nier ayant su s’abstraire des hor­reurs du monde moderne à l’instar de des Esseintes condamné à trou­ver le refuge (obses­sion récur­rente) où enfin repo­ser son âme flé­trie.
Là seule­ment, au long d’un inven­taire muséo­gra­phique inter­mi­nable, les désordres inté­rieurs pourront-ils être dits dans la langue, châ­tiée, pui­sée au Lit­tré, qui leur sied, et des Esseintes se perdre dans les affi­ni­tés élec­tives qu’il entre­tient avec la “famille déca­dente” qui lie, sous les aus­pices de l’excès et de la mala­die, Shel­ley, Poe, Bau­de­laire, Bar­bey d’Aurevilly, les Gon­court - et même Zola.

Devenu l’entomologiste de son propre corps, le héros de Huys­mans traque les moindres sen­sa­tions tour­men­tant le corps et défor­mant le masque-visage angoissé qui le sur­plombe. Pierre Bru­nel et Syl­vie Thorel-Cailleteau le disent si bien dans leur sti­mu­lante pré­face à cette édi­tion du tome 1 des Romans de Huys­mans chez Robert Laf­font  : pour cette rai­son, Huys­mans est un écri­vain expres­sion­niste ; il invente l’art de la pan­to­mime noire (p. XXXVII), et le comique est alors fondé sur la vio­lence. Un art que les pré­fa­ciers se plaisent à poser — l’image est “par­lante” — en pré­cur­seur de celui, pic­tu­ral, de James Ensor, sur­nommé “Pier­rot la mort” par ses contem­po­rains.

De fait, tous les sujets dépeints par Huys­mans sont ignobles, puisque c’est à ce prix que se donne la condi­tion de l’irruption de quelque beauté nou­velle et dou­lou­reuse. La gri­mace, donc, pour atteindre la grâce. Tel est, comme l’écrivait son auteur à Théo­dore Hanon au prin­temps 1883, ce roman de la fin d’une race man­gée par les sou­ve­nirs d’une enfance reli­gieuse et la mala­die des nerfs. Un roman à un seul per­son­nage, ce sera curieux, je crois ! - d’autant que là-dedans, il y a le raf­fi­ne­ment épuisé de toute chose, de la lit­té­ra­ture, de l’art, des fleurs, des par­fums, des ameu­ble­ments, des pier­re­ries… etc.
Sur le man­teau de la che­mi­née de son bureau, des Esseintes a fait ins­tal­ler un canon d’église conte­nant trois poèmes de Bau­de­laire, dont l’un, sis au centre, en dit long sur son lien au monde : Any where out of the world...

Il importe par consé­quent de lire À Rebours — qui est aussi bien un “livre-musée” — comme le cri d’un homme soli­taire en proie à la névrose, au spleen, et pour qui tout est source de souf­france, ne serait-ce que le seul visage d’autrui. Et qui ne peut que consta­ter com­bien il est pénible de dési­rer le désir, même si l’on se couche sem­pi­ter­nel­le­ment au petit matin, si l’on cherche à sub­sti­tuer aux créa­tures de chair la peau sèche des ouvrages et les teintes vitri­fiées des toiles de maître — le Christ du Gréco que des Esseintes place dans sa chambre n’indique-t-il pas clai­re­ment que l’aiguillon monas­tique doit l’emporter désor­mais sur feues les étreintes des anciennes alcôves ?
L’objectif est bien de s’éloigner le plus pos­sible des autres, de refu­ser la norme … jusqu’au moment où, le corps cédant, l’escapade en forme de robin­son­nade doit ces­ser, les limites de l’imagination et de l’illusion ayant été atteintes une fois pour toutes. Et des Esseintes, réin­té­grer le rang. On n’échappe pas à soi-même. Le rêve de la réa­lité ne peut l’emporter in fine sur la réalité.

L’aris­to­crate sophis­ti­qué à la bor­gé­sienne biblio­thèque de Babel avant l’heure a beau s’ébattre dans son musée per­son­nel, contem­pler les murs de son cabi­net ten­dus, comme les livres, de maro­quin, faire recou­vrir la cara­pace d’une tor­tue d’or et de pierres pré­cieuses à seule fin de sou­li­gner le contraste cha­marré d’un tapis, s’enivrer aux robi­nets syn­chrones de son “orgue à bouche” liquoré, rien n’y fait.
Nul ne veut de son héri­tage cultu­rel pro­cé­dant d’un pseudo-lignage aris­to­cra­tique. Trop de luxe tue l’être, en témoigne la tor­tue du cha­pitre IV qui meurt sous l’asphyxie de l’orfèvrerie qui la recouvre.

Il n’y a pas d’échappatoire au réel, ni à la sot­tise des gens, qui valent tou­jours mieux que l’enfer, bau­de­lai­rien, dan­tesque, où s’enfonce chaque jour tou­jours plus des Esseintes, sous pré­texte de vivre à rebours des autres. Hor­mis peut-être dans le recours à la foi, celui-là même qui fai­sait dire à Bar­bey d’Aurevilly, non sans clair­voyance, que, une fois qu’on a com­posé un tel livre, on n’a plus le choix qu’ entre la bouche d’un pis­to­let ou les pieds de la croix.
L’on sait pour quoi opta Huysmans.

fre­de­ric grolleau

Joris-Karl Huys­mans, Romans - tome 1, Pierre Bru­nel & Syl­vie Thorel-Cailleteau (Pré­face), Robert Laf­font, col­lec­tion Bou­quins, 2005, 996 p. — 30,00 €.
Contient, outre A Rebours, Marthe, Les soeurs Vatard, Sac au dos, En ménage, A vau l’eau, En rade, Un dilemme, La retraite de mon­sieur Bou­gran.

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