Borislav Pekic, L’homme qui mangeait la mort

Bori­slav Pekic réus­sit, avec brio, à ébran­ler pré­ju­gés et cer­ti­tudes que l’on pour­rait avoir au sujet de la Révo­lu­tion de 1789

L’époque : la Révo­lu­tion fran­çaise ; le régime : la Ter­reur ; le lieu : le greffe du Tri­bu­nal révo­lu­tion­naire ; le pro­ta­go­niste : Jean-Louis Popier, gref­fier de ce tri­bu­nal dont Fouquier-Tinville est l’Accusateur public ; les per­son­nages : des condam­nés à être guillo­ti­nés. Voici l’exposition de ce drame qui se situe entre l’historique et l’imaginaire. Quant au déve­lop­pe­ment : par acci­dent d’abord, puis par volonté, Jean-Louis Popier mange cer­taines condam­na­tions qu’il devrait enre­gis­trer, sau­vant ainsi la vie d’hommes et femmes aux prises avec l’aberration de la méca­nique impla­cable de la Ter­reur. Les révo­lu­tion­naires les plus illustres — Dan­ton, Saint-Just, Robes­pierre, Bris­sot, Fou­ché, Marat… — semblent n’être que pan­tins arti­cu­lés par un Sys­tème qu’ils génèrent, et qui les dépasse.

Ce roman ouvre un cer­tain nombre de ques­tions essen­tielles sur le thème de la révo­lu­tion, de ses excès, de ses leurres, de ses contra­dic­tions internes, et de cet embal­le­ment à vou­loir net­toyer tout ce qui déborde de la ligne fixée pour le bien du peuple. Bori­slav Pekic réus­sit, avec une adresse digne des meilleurs bret­teurs, à tou­cher aux points les plus sen­sibles nos pré­ju­gés et autres cer­ti­tudes sur une époque que les manuels sco­laires ont long­temps glo­ri­fiée. Sans y paraître, l’écrivain mon­té­né­grin aborde par le flanc un sujet ô com­bien épi­neux : non seule­ment il traite de la Révo­lu­tion fran­çaise, mais, par-delà l’époque et le lieu, de toute révo­lu­tion, avec ce dan­ger imminent-immanent qui fait que, par défi­ni­tion même, une révo­lu­tion peut conduire au point de départ, voire en deçà, et que, néan­moins, c’est là l’une des formes de l’astronomie humaine qui peut engen­drer l’espoir, et le mou­ve­ment sal­va­teur vers de nou­velles formes.

Si l’écriture de Bori­slav Pekic n’a rien de révo­lu­tion­naire, elle n’en est pas moins adroite à dégau­chir un style clas­sique par­fois gon­dolé par le temps. C’est un livre habile, dans le sens noble du terme. Quelque écrit qui, tout en dis­trayant, donne à pen­ser, et voilà bien la lit­té­ra­ture qui s’avance. Lit­té­ra­le­ment “lit­té­ra­ture” ne veut-il pas dire écri­ture, et l’écriture n’est-elle pas le lieu où les neu­rones opèrent leur propre révolution ?

daniel leduc

   
 

Bori­slav Pekic, L’homme qui man­geait la mort (tra­duit du serbo-croate par Mireille Robin), édi­tions Agone coll. “Mar­gi­nales”, sep­tembre 2005, 96 p. — 12,00 €.

 
     
 

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