Une prodigieuse réécriture des grands mythes fondateurs de l’Humanité !
Comment l’humanité réagirait-elle face à l’inconnu ? C’est une des questions que nombre de romanciers se sont posés. Puis, selon leur sensibilité, ils ont tenté d’apporter des réponses. Pierre Bordage, en maître-créateur d’Anticipation, propose une vision personnelle d’une grande cohérence face à une invasion d’un genre bien particulier.
Un matin de novembre, dans les Deux-Sèvres, Léo, âgé de trois ans et cinq mois appelle Elodie, sa maman. Il voit, par la fenêtre, une forme blanche, une énorme sphère parfaite. Il sort de la pièce et court vers elle. Elodie ne peut le rattraper avant qu’il ne disparaisse dans la bulle. Elle tente, sans succès, de percer cette étrange enveloppe. La gendarmerie ne croit pas à sa version et la soupçonne d’actes graves. Le gouvernement dépêche un commando spécialisé. Malgré les charges explosives de plus en plus fortes la sphère résiste. Il faut l’apparition d’une autre bulle, au Turkménistan, avec une mère qui pleure son enfant disparu dans la sphère, pour que la question soit examinée différemment.
Depuis trois mois, Camille est journaliste à Femme(s). Nouvelle, et la plus jeune, elle est chargée des reportages dont personne ne veut. C’est donc elle qui doit rédiger un article sur ces mystérieuses bulles à la multiplication rapide et sur les disparitions induites d’enfants. Basile s’intéresse depuis son plus jeune âge à l’ufologie. Il est persuadé que ces sphères ont un but pacifique. Il réussit à s’approcher d’une, mal gardée. Peu après, il ressent une intense chaleur mais s’évanouit. Les sphères, et les disparitions d’enfants de moins de quatre ans, prolifèrent. Malgré tous les essais, personne ne réussit à détruire une Dame blanche, comme elles sont appelées.
C’est en Inde que naît l’idée d’utiliser des petits orphelins comme bombes vivantes pour tenter de les détruire de l’intérieur. L’explosion amène une diminution notable de leur volume… volume qu’elles retrouvent peu après. Ces Dames blanches émettent des ondes qui influent sur les réseaux magnétiques, électriques. Leur prolifération amène des perturbations importantes et, depuis deux mille ans, les progrès techniques de l’humanité régressent. L’humanité semble condamnée car après dix ans, on en dénombre plus de sept cent mille…
À partir de cette situation, qui n’est pas sans rappeler celle de Ravage, le magnifique roman de René Barjavel paru en 1943, Pierre Bordage développe une intrigue d’une magnifique homogénéité. Il introduit une disparition inexplicable des enfants, imagine et développe une suite de situations tout à fait conforme à ce qui pourrait exister face à un tel phénomène. Le premier questionnement est relatif à l’origine de ces bulles. Sont-elles le fruit de mutations aux processus inconnus, une arme nouvelle inventée par un despote détraqué (et cela ne manque pas !) ou ont-elles une provenance extraterrestre ?
Il décrit le déroulement des réactions humaines et déploie une vision réaliste et pragmatique de celles-ci, installant une graduation des sentiments et des décisions. Après la surprise, l’incrédulité, l’émotion causée par ces enfants disparus, c’est le soulagement de ceux qui ne sont pas concernés. Si le seul danger concerne les enfants de moins de quatre ans, il faut les garder sous haute surveillance jusqu’à “l’âge du soulagement”. Les décisions sont prises sans recul, sans études réelles selon les conseils d’experts — mais d’experts en quoi puisque rien n’est connu ? L’humanité intègre le phénomène et s’adapte. Les conditions de vie évoluent tenant compte de l’absence d’électricité et de magnétisme. Si les orphelins commencent à manquer, on édicte des lois pour pallier ce manque…
Pierre Bordage, en démiurge, conçoit une intrigue d’une remarquable attractivité. Il mène celle-ci sur plusieurs décennies, faisant vieillir ses personnages, croiser leur parcours, se marier, se séparer, faire face aux aléas de la vie avec cette épée de Damoclès dont personne ne sait ce qu’elle peut déclencher, ni à quel moment. Toutefois, il ne se borne pas à énumérer les inconvénients amenés par ces Dames, il en retient des avantages comme la quasi disparition des conflits, le recul de l’influence des grandes religions…
Il emploie son récit pour illustrer, à travers les réactions et les attitudes de ses protagonistes, nos travers, nos angoisses, nos besoins, nos attentes et une triste réalité. Il propose, pour montrer les réactions et de les sentiments, des images adaptées avec des touches tout en délicatesse, sans masquer, sans nier, cependant, la brutalité du monde, de la société parfaitement inégalitaire.
Dans Les Dames blanches, Pierre Bordage propose, en quarante-et-un chapitres, une forme narrative peu commune. Chacun d’entre eux est dédié à un personnage différent tout en mettant en scène des acteurs déjà rencontrés et forme, ainsi, une véritable chaîne humaine. Il offre une conclusion habile, au terme d’un récit remarquable tant pour une intrigue d’une grande subtilité que pour les émotions profondes exprimées et l’humanisme qui baigne toute l’histoire. Ce roman qui associe la science-fiction, le thriller et l’anticipation, est également une ode à l’être humain et à sa fragilité.
Une fois encore, Pierre Bordage offre une histoire magnifique et ajoute un joyau littéraire de plus à une bibliographie qui en comporte déjà un nombre exceptionnellement élevé.
serge perraud
Pierre Bordage, Les Dames blanches, L’Atalante, mai, 2015, 384 p. – 21,00 €.