Jean-Claude Bélégou hors–frontière
Avec son exposition en Autriche, Jean-Claude Bélégou – un des plus grands photographes français et internationaux — boucle la boucle : du moins provisoirement. Il y présente ses dernières photographies et les premières faites à partir de ses 15 ans. La confrontation est magistrale : on la doit à Ruppert Larl, le directeur de FotoForum à Innsbruck.
C’est en 1968, à quinze ans dans une Maison de Jeunes que l’artiste découvre les mystères de la chambre noire. Il y oublie le temps, est oublié de tous et sort par une issue de secours, effectue plus de dix kilomètres pour rentrer à pieds chez ses parents (sens dessus dessous). Il quitte le lycée pour les Beaux-Arts et ne cesse de photographier. Il participe au groupe de réflexion sur le cinéma à l’Unité cinéma de la Maison de la Culture du Havre. Il y réalise un court métrage 16 mm et un roman-photo alternatif. Il milite dans la mouvance gauchiste de l’après Mai 68 tout en reprenant des études de philosophie. Réalisées avec un appareil 6 x 6 Semflex, ces photographies « primitives » sont celles de l’initiation : clichés sur le vif, portraits en studio (dans lequel il fait défiler les copines de lycée), portraits à domicile (l’artiste transporte son matériel sur son vélo).
Contre la mode de la photographie américaine néo-positiviste de style documentaire, contre l’héritage « gauchiste » de la photographie néo-humaniste, l’auteur va se trouver comme il l’écrit « dans le figé des “primitifs” de la photographie du dix-neuvième siècle et dans la photographie allemande des années 20 ». Mais les influences littéraires et cinématographiques ont leur importance : Verlaine, Rimbaud, Prévert, Apollinaire, Nerval, Sartre et Nizan, Hegel, Freud et Marx. Et Jean-Luc Godard. Avec Etudes / Humanités l’artiste est revenu à ses fondamentaux et la « procession des modèles du mercredi après-midi les années 70 ». Il retrouve des teintes ombreuses et mélancoliques qui rompent avec les couleurs vives et ensoleillées, « avec cette espèce de jouissance dionysiaco-tragique et parfois lyrique » des séries couleurs précédentes dans une sorte de paradis terrestre normand. La couleur redevient presque monochrome, en clair-obscur des journées grises d’une lumière du nord, le tout en une certaine tristesse du monde.
Existe là une dimension réaliste, voire vériste, mais subtilement symboliste. Plus ou moins vêtu ou dévêtu, propice au portrait de nu, le corps féminin dans sa saisie reste l’aboutissement autant d’une pensée que d’un sentiment. Le créateur se confronte au nu ou au déshabillé en tant que langage de sublimation. Les effets de lumière sculptent le corps pour en saisir l’arc-en-ciel après l’orage. Jamais le photographe ne se laisse cerner par le pur effet de fantasme : il le décale selon divers angles sans pour autant tomber dans des spéculations spécieuses ou de prétentieuses élucubrations où s’enchevêtreraient de laiteuses mystiques. La femme reste elle-même plutôt que d’être chantournée en idole évanescente.
Refusant un côté esthétisant, maniériste, Jean-Claude Bélégou donne de manière fractale la force du mystère du féminin. L’artiste tient la femme pour sujet poétique premier, mais cette poésie est terrestre, dégagée d’effet d’âme. Son merveilleux est de tous les jours. La femme n’est plus un bateau ivre larguant ses amarres. Le photographe se « contente » de répondre aux injonctions implicites de ses égéries et modèles : « J’aimerais qu’on m’apprenne à me servir de moi-même, jusque là on m’a appris des choses qui ne correspondaient à rien en moi. Je voudrais sentir une inexorable rupture ».
Afin de les satisfaire, l’artiste les transforme en miroirs d’un gouffre figural créateur de fantasmes au sein d’interstices d’effraction. Subsiste seulement un abandon direct ; le corps gagne en charme car il s’éloigne des effets. La femme ne possède plus rien qu’elle : elle a ce qu’elle est et trouve sa poésie dans l’abandon le plus simple. Chaque tirage semble insensible au passage du temps même si l’artiste saisit les modèles dans le cours des saisons. Loin de l’indifférence artificielle des statues vivantes elles plongent le regardeur dans la région où la pensée n’est que panier percé. Des noyaux d’ombre sont conjugués. Ils sont parfois sur le point de faire poindre le plus délicieux des « dangers ». Perdurent des pliures d’ombre, un chemin frayé par degrés parfois jusqu’au presque pubis. Mais restent des seuils à franchir.
Aux assauts d’homme et go more, aux grands mots d’amour, Jean-Claude Bélégou ne propose pas de grands remèdes. L’artiste s’en délecte mais demeure sur sa réserve en laissant poindre un trouble diffus. Hier comme aujourd’hui.
jean-paul gavard-perret
Jean-Claude Bélégou, 1969 Primitives — 2013 Studies / Humanités, Fotoforum, Innsbruck, du 29 mai au 9 juillet 2015.