Jean-Claude Bélégou, 1969 Primitives — 2013 Studies / Humanités

Jean-Claude Bélé­gou hors–fron­tière

Avec son expo­si­tion en Autriche, Jean-Claude Bélé­gou – un des plus grands pho­to­graphes fran­çais et inter­na­tio­naux — boucle la boucle : du moins pro­vi­soi­re­ment. Il y pré­sente ses der­nières pho­to­gra­phies et les pre­mières faites à par­tir de ses 15 ans. La confron­ta­tion est magis­trale : on la doit à Rup­pert Larl, le direc­teur de Foto­Fo­rum à Inns­bruck.
C’est en 1968, à quinze ans dans une Mai­son de Jeunes que l’artiste découvre les mys­tères de la chambre noire. Il y oublie le temps, est oublié de tous et sort par une issue de secours, effec­tue plus de dix kilo­mètres pour ren­trer à pieds chez ses parents (sens des­sus des­sous). Il quitte le lycée pour les Beaux-Arts et ne cesse de pho­to­gra­phier. Il par­ti­cipe au groupe de réflexion sur le cinéma à l’Unité cinéma de la Mai­son de la Culture du Havre. Il y réa­lise un court métrage 16 mm et un roman-photo alter­na­tif. Il milite dans la mou­vance gau­chiste de l’après Mai 68 tout en repre­nant des études de phi­lo­so­phie. Réa­li­sées avec un appa­reil 6 x 6 Sem­flex, ces pho­to­gra­phies « pri­mi­tives » sont celles de l’initiation : cli­chés sur le vif, por­traits en stu­dio (dans lequel il fait défi­ler les copines de lycée), por­traits à domi­cile (l’artiste trans­porte son maté­riel sur son vélo).

Contre la mode de la pho­to­gra­phie amé­ri­caine néo-positiviste de style docu­men­taire, contre l’héritage « gau­chiste » de la pho­to­gra­phie néo-humaniste, l’auteur va se trou­ver comme il l’écrit « dans le figé des “pri­mi­tifs” de la pho­to­gra­phie du dix-neuvième siècle et dans la pho­to­gra­phie alle­mande des années 20 ». Mais les influences lit­té­raires et ciné­ma­to­gra­phiques ont leur impor­tance : Ver­laine, Rim­baud, Pré­vert, Apol­li­naire, Ner­val, Sartre et Nizan, Hegel, Freud et Marx. Et Jean-Luc Godard. Avec Etudes / Huma­ni­tés l’artiste est revenu à ses fon­da­men­taux et la « pro­ces­sion des modèles du mer­credi après-midi les années 70 ». Il retrouve des teintes ombreuses et mélan­co­liques qui rompent avec les cou­leurs vives et enso­leillées, « avec cette espèce de jouis­sance dionysiaco-tragique et par­fois lyrique » des séries cou­leurs pré­cé­dentes dans une sorte de para­dis ter­restre nor­mand. La cou­leur rede­vient presque mono­chrome, en clair-obscur des jour­nées grises d’une lumière du nord, le tout en une cer­taine tris­tesse du monde.
Existe là une dimen­sion réa­liste, voire vériste, mais sub­ti­le­ment sym­bo­liste. Plus ou moins vêtu ou dévêtu, pro­pice au por­trait de nu, le corps fémi­nin dans sa sai­sie reste l’aboutissement autant d’une pen­sée que d’un sen­ti­ment. Le créa­teur se confronte au nu ou au désha­billé en tant que lan­gage de subli­ma­tion. Les effets de lumière sculptent le corps pour en sai­sir l’arc-en-ciel après l’orage. Jamais le pho­to­graphe ne se laisse cer­ner par le pur effet de fan­tasme : il le décale selon divers angles sans pour autant tom­ber dans des spé­cu­la­tions spé­cieuses ou de pré­ten­tieuses élu­cu­bra­tions où s’enchevêtreraient de lai­teuses mys­tiques. La femme reste elle-même plu­tôt que d’être chan­tour­née en idole évanescente.

Refu­sant un côté esthé­ti­sant, manié­riste, Jean-Claude Bélé­gou donne de manière frac­tale la force du mys­tère du fémi­nin. L’artiste tient la femme pour sujet poé­tique pre­mier, mais cette poé­sie est ter­restre, déga­gée d’effet d’âme. Son mer­veilleux est de tous les jours. La femme n’est plus un bateau ivre lar­guant ses amarres. Le pho­to­graphe se « contente » de répondre aux injonc­tions impli­cites de ses égé­ries et modèles : « J’aimerais qu’on m’apprenne à me ser­vir de moi-même, jusque là on m’a appris des choses qui ne cor­res­pon­daient à rien en moi. Je vou­drais sen­tir une inexo­rable rup­ture ».
Afin de les satis­faire, l’artiste les trans­forme en miroirs d’un gouffre figu­ral créa­teur de fan­tasmes au sein d’interstices d’effraction. Sub­siste seule­ment un aban­don direct ; le corps gagne en charme car il s’éloigne des effets. La femme ne pos­sède plus rien qu’elle : elle a ce qu’elle est et trouve sa poé­sie dans l’abandon le plus simple. Chaque tirage semble insen­sible au pas­sage du temps même si l’artiste sai­sit les modèles dans le cours des sai­sons. Loin de l’indifférence arti­fi­cielle des sta­tues vivantes elles plongent le regar­deur dans la région où la pen­sée n’est que panier percé. Des noyaux d’ombre sont conju­gués. Ils sont par­fois sur le point de faire poindre le plus déli­cieux des « dan­gers ». Per­durent des pliures d’ombre, un che­min frayé par degrés  par­fois jusqu’au presque pubis. Mais res­tent des seuils à fran­chir.
Aux assauts d’homme et go more, aux grands mots d’amour, Jean-Claude Bélé­gou ne pro­pose pas de grands remèdes. L’artiste s’en délecte mais demeure sur sa réserve en lais­sant poindre un trouble dif­fus. Hier comme aujourd’hui.

jean-paul gavard-perret

Jean-Claude Bélé­gou, 1969 Pri­mi­tives — 2013 Stu­dies / Huma­ni­tés, Foto­fo­rum, Inns­bruck, du 29 mai au 9 juillet 2015.

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