Le bien, le mal, la culpabilité, la sainteté
L’intrigue de La Lettre écarlate tient en peu de lignes : une femme mariée, Hester Pryne, mère d’une enfant, adultérine, Pearl, dont elle refuse de dévoiler le nom du père (le révérend Dimmesdale, pasteur de leur communauté), est condamnée à assumer son péché face à l’assemblée des vertueux citoyens de Boston et à porter cousue sur la poitrine une lettre A rouge. Son mari, que tout le monde croit mort, revient assister à la scène de l’infamie publique et va tout mettre en oeuvre, fort de ses compétences de médecin, pour se venger du pasteur éloquent vénéré par tous tel un saint…
Mais plus que l’intrigue à caractère psychologique elle-même, c’est le contexte – historique et « sociologique » avant l’heure si l’on peut dire – où elle se déroule qui fascine. Publié en 1850 aux Etats-Unis, ce roman est en effet – à juste titre ! — considéré comme le premier grand roman du continent américain. Car certes, le style de Nathaniel Hawthorne paraîtra fort ampoulé voire désuet pour un lecteur du XXIème siècle, de même que la thématique abordée assez « vieillotte » ou démodée, mais il n’empêche que la veine déployée par l’auteur est d’une grande force, qui émeut encore près de deux siècles plus tard. C’est que, au trio célébré en d’autres lieux par le genre littéraire plus mineur du vaudeville, la femme « fatale », son mari, son amant, s’ajoute l’élément central parce que critique du récit : le puritanisme intégriste de cette communauté de la Nouvelle Angleterre du XVIIième siècle.
A la fois cœur et cible, ce sont surtout ces Anglais, fuyant leur pays et installés entre la mer et la forêt sur les côtes du continent nord-américain, des Anglais puritains auteurs d’une colonisation des plus primitives, que décrit de manière ô combien ! critique le romancier en homme du XIXième siècle lui-même éduqué dans le puritanisme, influencé par le “transcendantalisme” de Thoreau et Emerson comme par le mouvement gothique anglais teinté de fantastique (chaque personnage en ces pages incarne une figure du mal et la raison de la ville lutte difficilement contre le diable, la sorcellerie et la passion). Le Wild est présent à chaque moment du roman, Pearl étant souvent évoquée comme la personnification de la nature.
Cette nature qui vaut comme protection et échappatoire, par exemple lorsque le pasteur, Hester et Pearl préparent leur fuite en bateau dans un sous-bois et laissent tomber le masque qu’ils arborent en public. Mais une nature qui est aussi lieu de transgression et mère de tous les secrets comme lorsque les sorcières se réunissent dans la forêt… Toute une série d’oppositions : le bien et le mal, l’ombre et la lumière, le monde sauvage (lieu paradoxal où la passion se maintient) et le monde de la ville (lieu de la loi humaine et de la faute) traversent le texte. Hawthorne n’a pas son pareil pour décrire les paysages forestiers et marécageux de l’Amérique des premiers colons. Imparfaitement défrichée, la forêt est un refuge pour les damnés, elle incarne pour les citadins le lieu de tous les dangers car elle abrite les indiens et les sorcières.
A ce titre, la séquence initiale de l’oeuvre où Hester est conduite sur un échafaud, le « pilori », pour y être observée pendant de longues heures par une population fanatisée par des prêches est d’une force évocatrice magistrale. Libérée par la suite, la jeune femme sera condamnée à porter la lettre écarlate sur sa poitrine le restant de sa vie. Elle vivra à la périphérie de la cité, seule avec sa fille, gardant secret le nom du père. Mais à la différence d’un autre symbole stigmatisant tristement mis en avant par l’Histoire et auquel il est difficile de ne pas songer, ce A n’est pas funeste et semble plutôt valoir ici comme un signe de libération possible des dogmes ineptes auxquelles les colons se sont astreints. Vouée aux gémonies et destinée à demeurer éloignée de son austère communauté, Esther va paradoxalement s’ouvrir à un monde intérieur aussi inattendu qu’intense, lequel semble préfigurer rien moins que le féminisme actuel.
En portant cette marque humiliante aux yeux de tous, l’héroïne ne montre-elle pas en définitive aux femmes de cette époque que l’on peut s’assumer et aller à l’encontre d’ idées, de normes et de valeurs infondées ? Il faut rappeler qu’après tout rien ne contraint Hester à rester dans cette communauté — son seul péché, somme toute, est d’avoir gardé son enfant, car sans une preuve de sa faute elle n’aurait jamais porté la lettre écarlate — et qu’elle s’acharne à porter son A d’infamie afin d’obtenir une rédemption de type messianique : « La torture que lui infligerait sa honte quotidienne laverait peut-être à la fin son âme et en remplacerait la pureté perdue par une autre approchant de celle d’une sainte puisqu’elle serait le résultat d’un martyre. », se fondant ainsi parfaitement dans ce puritanisme excessif de Boston qu’elle exècre tout en le vénérant. Ironie de l’histoire, à force d’abnégation, d’humilité, de charité Hester fera changer le regard des autres et n’est pas celle qui souffrira le plus. Le bien, le mal, la culpabilité, la sainteté : rien n’est simple, rien n’est mesurable, semble constater l’auteur.
Le tour de force du romancier, maître incontesté de l’introspection, de l’examen de conscience est bien en définitive, plutôt que de décrire la naissance de la passion, de s’appesantir sur ses conséquences néfastes. Sous la plume « pschyologisante » de Hawthorne (qui anticipe en quelque sorte les découvertes ultérieures de la psychologie, voire certains aspects des thèses freudiennes), tout concourt à penser que les hommes de ce temps qui jugent et punissent les femmes selon les critères dont ils se prévalent sans autre justification leur donnent l’occasion de s’affirmer et de s’élever contre une société trop roide, trop rigide, trop rigoriste … dont elles constituent le retour du refoulé.
Car il y a bien une égalité — insoupçonnée pour l’époque — entre les protagonistes du roman : chacun doit apprendre, tôt ou tard, à tenir en compte son être intérieur, à ne pas (se) mentir quant à ses véritables désirs. A l’inverse de Hester, ce sont bien les deux héros masculins qui vont éprouver les affres du mensonge, les tourments des désirs réfrénés. De fait, afficher ses vrais envies au grand jour leur est impossible à cause de cette société puritaine plus prompte à légiférer et condamner selon des principes iniques qu’à comprendre l’humain dans sa généralité. L’amant sera donc rongé par le mensonge, attendant la mort et le jugement de Dieu et le mari aux désirs de vengeance assez troubles, devenu très proche ami de l’amant de sa femme (il s’ingénie à garder le maladif Dimmesdale en vie, le torture en le sauvant à tout prix) n’y trouvera aucun réconfort. L’acceptation de soi requiert à l’évidence un long et tortueux chemin (de croix ?). Mais, finalement, les pécheurs respirent plutôt une odeur de sainteté : Hester, portant les stigmates de la lettre écarlate, est à plusieurs reprises considérée comme une sainte et le pasteur expirera sa faute dans la gloire et l’éclat…
Deux éléments fondamentaux s’ajoutent alors à ce portrait au vitriol des archétypes naissant de la civilisation du Nouveau Monde : la couleur rouge, très présente, qui se trouve sur la lettre de Hester, sur les robes de Pearl et la poitrine du pasteur, couleur renvoyant au sang, au mal mais aussi assimilée à la beauté. (Au rouge de la passion et de la vie s’oppose le gris de la loi puritaine. Le fruit de l’adultère, la petite Pearl, est elle-même décrite comme un rubis, un diamant. C’est aussi pour les puritains, une figure du diable, puisque produit de la faute.) Et l’art, car Hester est une artiste et toutes ses créations sont des œuvres d’art. Les robes de Pearl sont décrites comme magnifiques et la lettre écarlate est désignée telle une œuvre à part entière, composée avec minutie et ornée de fil d’or.
En mettant en lumière à quel point le puritanisme, ici abordé sous l’angle de la satire sociale, entrave toutes les libertés individuelles et constitue, dans cette société, une sorte de toile d’araignée qui étouffe ses habitants mais s’étend également hors de la colonie (chez les Indiens), en pointant l’ hypocrisie foncière des dirigeants de la colonie, uniquement mus par le souci de maintenir la hiérarchie et l’équilibre de leur groupe au détriment des aspirations individuelles — Hawthorne paraît évoquer les prémices de la chasse aux sorcières et l’évangélisation des Indiens —, La lettre écarlate se donne comme l’un des tout premiers romans de la littérature américaine, une œuvre poétique et fondatrice absolument remarquable.
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frederic grolleau
Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, J’ai Lu, mars 2015, 300 p. — 6,10 €.
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