Tatsuo Suzuki, En marchant dans les rues de Tokyo

Du voyeu­risme à la voyance

Tatsuo Suzuki sai­sit ses contemporain(e)s entre enclume et mar­teau : tous semblent de petites pièces déta­chées retom­bées des rouages de la société nip­pone dont le rêve n’a plus grand chose à offrir à ses enfants. Gâtés par cer­tains côtés, ils sont per­dants de l’autre et res­tent le sym­bole de l’ère post-moderne d’un monde désen­chanté. Le noir et blanc n’est pas là par hasard. Il vient entra­ver cer­tains sou­rires qui s’affichent. D’une cer­taine manière, on n’est pas loin d’Ozu. Mais un Ozu qui aurait tro­qué un cer­tain clas­si­cisme au baroque des rues.
Des jambes semblent enro­bées d’elles-mêmes mais ne pos­sèdent plus de bou­clier. Dévo­reuses et dévo­rées, leurs Loli­tas res­tent à peine des enfants de l’amour. Leur prin­temps semble une post-histoire. En bateaux ivres, elles semblent cha­vi­rer. Exit les Lilith en parades au bras de fiers samou­raï gothiques. Les enfants d’aujourd’ hui sont les déshé­ri­tés de l’absolu règne de l’argent et du paraître, en dépit du « rang » que par­fois ils tentent de tenir. Mais pas toujours.

Face à ce monde en déshé­rence pour sa jeu­nesse, le pho­to­graphe ne se sent néan­moins pas cou­pable d’être en vie, ni d’être un artiste ; bien au contraire, il s’en réjouit afin de témoi­gner à tra­vers des pho­to­gra­phies. Elles tirent leur plé­ni­tude et leur har­mo­nie d’une poé­tique par­ti­cu­lière de la ville. Fier de Tokyo, Suzuki montre com­ment sa ville fonc­tionne non seule­ment tel un mythe où tout a été créé, tout est a créer et reste a créer mais com­ment elle fonc­tionne éga­le­ment en matrice auto­nome,  mère nour­ri­cière, amante insa­tiable, sys­tème régé­né­ra­teur et des­truc­teur de la bête  humaine.
C’est la preuve tan­gible et vivante de l’intelligence col­lec­tive des hommes mais aussi de leur perte. Le pho­to­graphe se fait témoin de la société post-industrielle d’hyper-consommation et ses débords. L’être nip­pon comme l’occidental est ensor­celé, main­tenu en escla­vage par tout ce qui l’entoure. Il est empri­sonné dans le moi et dans les choses, incons­cient de la racine pro­fonde d’un sens qu’il ne peut retrouver.

jean-paul gavard-perret

Tat­suo Suzuki, En mar­chant dans les rues de Tokyo, Cor­ri­dor Ele­phant Edi­tions, Paris, 2015.

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