De quoi les photographies de Yang Fudong portent-elles la trace ? De l’amour ou de son illusion, de la distinction et du vide qu’elle cache ? Le tout sans doute avec parfois une pointe d’humour, un clin d’œil du photographe qui met à mal ce qu’il feint de monter en écharpe. Derrière des cibachromes policés, impeccables, en des vues d’ensemble (portraits de groupes par exemple) où tout semble cadrer, il existe un décrochage programmé. Les poses sont trop « cleans », trop policées pour être honnêtes semble suggérer celui qui est un des artistes les plus critiques sur les nouvelles donnes de l’économie chinoise socialo-capitaliste. Derrière la gravité de ses personnages surgit un jeu à la fois de trompe-l’œil et de théâtralisation poussée. Le moindre visage, le moindre geste « sentent » volontairement la mise en scène. Au sens premier se superpose en filigrane un propos autrement subversif. Yang Fudong ruine le thesaurus, écarte le pensum du portrait afin d’en découvrir ce qui en fait l’essence et de s’introduire en douceur jusqu’au cœur de la réalité capitaliste nouvelle.
Son installation vidéo multi-écrans, The Coloured Sky: New Women II, ainsi que les deux séries de photographies de la galetie Goodman prouvent combien son langage « cinématographique » demeure d’une grande beauté plastique, toujours empreint d’onirisme et de mystère. Avec films et photographies l’artiste joue également sur la suspension et présente tout sauf des “ clichés ” à savoir des sortes d’assignats inutilisables. Chez lui, il n’existe pas de réminiscences enjolivées ou de lendemains enchanteurs. Yang Fudong est à l’opposé du pittoresque ou de l’anecdotique. Il sait repérer ce qui dans le décor même annonce son revers. Il donne au monde chinois nouveau une profondeur particulière. Fidèle entomologiste, il montre déjà les enfantillages et la vacuité d’une société qui brille de feux illusoires.
Derrière ses figurations, le photographe annonce l’individualisme et la solitude qui risquent de saisir une société prise dans l’ivresse de la puissance et de la richesse. Le créateur devient l’anticipateur de choses déjà vues ailleurs mais qu’il « postmodernise ». Fudong laisse parler le langage implicite par ce qui s’offre à la prise et son étreinte où se perçoivent déjà des relents d’asphyxie là où pourtant tout brille. La photographie garde une vocation fabuleuse : celle de faire reculer le chant des certitudes, de mettre une grâce dans les pesanteurs et une pesanteur dans la grâce — ou ce qui est donné pour tel.
Dans de telles épreuves (magnifiques) vient “ s’échouer ” le monde. En jaillit, derrière la sophistication de façade, une imagerie primitive et sourde. Telle est l’ubiquité que les photographies de Yang Fudong portent en elles, portent jusqu’à nous.
jean-paul gavard-perret
Yang Fudong, The Coloured Sky : New Women II - 18 avril-30 mai 2015, Galerie Marian Goodman, Paris.