Christopher Priest, Futur intérieur

Vivons– nous ou ne faisons-nous que rêver notre vie ? Ne sommes-nous pas que les pro­duits de notre imagination ?

Au-delà du réel…

 Récom­pensé du Prix de la Bri­tish Science Fic­tion Asso­cia­tion pour Les extrêmes, et du World Fan­tasy Award pour Le pres­tige, Chris­to­pher Priest n’usurpe en rien sa répu­ta­tion d’auteur de science-fiction le plus ori­gi­nal, une pré­di­lec­tion cer­taine pour le time-travel qui fait de lui un maître incon­testé du genre, à l’égal de Phi­lip K. Dick.
Mais si le que­si­ton­ne­ment habi­tuel, sous sa plume, du lien entre per­cep­tion humaine et réa­lité, fait l’unanimité du public et de la cri­tique, il semble que ce Futur inté­rieur — qui tra­duit joli­ment en fran­çais A dream of Wes­sex — soit jugé comme l’un des titres les plus déce­vants de l’auteur. Avis que nous ne par­ta­geons pas puisqu’il nous semble au contraire que cet opus consti­tue l’une des meilleures intro­duc­tions pos­sibles à l’oeuvre sin­gu­lière de Priest. De fait, l’histoire est assez élé­men­taire (rudi­men­taire peut-être) eu égard aux sce­na­rii autre­ment alam­bi­qués dont nous gra­ti­fie le roman­cier dans Le monde inverti ou Le pres­tige, mais l’on retrouve sans peine ici les piliers du sys­tème priestien.

Tout com­mence donc en 1985 avec le pro­jet Wes­sex (nom d’une île indé­pen­dante de l’Angleterre), soit la démarche scien­ti­fique de trente-neuf savants, éco­no­mistes et his­to­riens qui construisent par pro­jec­tion men­tale un ave­nir pos­sible dis­tant de cent cin­quante ans. Conden­sées dans le pro­jec­teur de Rid­path (du nom de son inven­teur), les pen­sées incons­cientes des par­ti­ci­pants per­mettent le dépla­ce­ment men­tal de leur auteur dans un uni­vers com­mun tan­dis que le corps du sujet demeure enfermé dans un tiroir ad hoc, dans l’attente du retour au “réel”…
Ce monde neu­ro­hyp­no­tique pro­jeté dif­fère bien entendu de celui du XXe siècle dont il a pour charge (heu­ris­tique) de rendre com­pré­hen­sible l’évolution future : dans ce futur “idéal”, plus de guerres, plus d’inégalités. La sur­po­pu­la­tion, le ter­ro­risme et la pol­lu­tion ont dis­paru. Au pro­fit il est vrai d’un Royaume-Uni de 2150 où la reli­gion musul­mane a sup­planté toutes les autres pra­tiques du culte, un séisme, pro­vo­qué par un forage géo­ther­mique, ayant déta­ché du reste de l’Angleterre sovié­tique un Wes­sex devenu une île touristique… 

 A force de pro­jec­tions mul­tiples cepen­dant, cer­tains par­ti­ci­pants, dont la géo­logue Julia Stret­ton, déve­loppent une tout autre défi­ni­tion du pro­jet : ce qui n’était au départ qu’une simu­la­tion, le Wes­sex futur, est devenu pour elle une réa­lité tan­gible, une “fin en soi”. Dans ce para­dis devenu réel et non pas la simple extra­po­la­tion de la conscience, Julia peut assou­vir ses fan­tasmes (notam­ment aux côtés du sédui­sant David Hark­man) et échap­per jus­te­ment à une réa­lité diri­mante où elle est tou­jours pour­sui­vie par l’ombre de son ancien amant, le sadique Paul Mason… lequel réap­pa­raît sou­dain dans sa vie en tant que nou­vel admi­nis­tra­teur de la fon­da­tion finan­çant le pro­jet. Mason décide alors pour se ven­ger de Julia de se pro­je­ter lui-même et de chan­ger radi­ca­le­ment les règles du jeu.
Dans ce Wes­sex où les iden­ti­tés changent au gré des caprices de l’inconscient, Priest se joue des anta­go­nismes des uns et des autres et pro­pose au fil des per­mu­ta­tions des pas­se­relles tem­po­relles entre pré­sent, futur et passé une réflexion très féconde sur les enjeux du voyage — conscient /inconscient — dans le temps. Il s’agit bien de savoir si l’expérience se détache de la mémoire ou si, comme le res­sent David Hark­man qui n’existe que dans l’inconscient de Julia, elle ne s’élabore que dans les seuls sou­ve­nirs — auquel cas on ne “fait” à pro­pre­ment par­ler aucune expe­rience, réduite qu’est celle-ci dans sa dona­tion phé­no­mé­no­lo­gique à une pure ana­mnèse — au risque de se confondre avec une illu­sion men­tale : Les évé­ne­ments étaient bien à l’origine de la mémoire, non ? Cela ne pou­vait être l’inverse.
Car, en par­tie créé par l’inconscient, le Wes­sex une fois pro­jeté devient plus réel que la réa­lité, c’est bien le pro­blème ! Un pro­blème (vieux cau­che­mar car­té­sien) qui touche par­tant à la défi­ni­ton de l’histoire (étant désor­mais tour­née vers l’avant et non plus la lec­ture cri­tique du pré­sent impo­sée par le passé) et qui s’arc-boute en toute consé­quence sur ces ques­tions cru­ciales : Existait-il une réa­lité inté­rieure de l’esprit, plus plau­sible que celle des sen­sa­tions externes ? Pou­voir tou­cher quelque chose le rendait-il réel ? L’esprit ne pouvait-il pas créer, dans le moindre détail, toute expé­rience des sens ? Le monde réel n’est-il pas qu’une pro­jec­tion parmi d’autres alors ?

Carac­té­ris­tique de la spé­ci­fi­cité de son oeuvre, la ques­tion posée par Priest de la défi­ni­tion même de “l’expérience” a de quoi per­tur­ber le plus endurci des phi­lo­sophes. En effet, à la conver­gence illu­soire et fort dickienne du monde fan­tasmé et du monde réel, la consis­tance de la réa­lité perd tout sub­strat lorsque la seule cer­ti­tude han­tant le sujet est celle d’un malin génie alen­tour qui vam­pi­rise les rêves d’autrui pour les façon­ner à son image. Une situa­tion de crise (Vivons-nous ou ne faisons-nous que rêver notre vie ? Ne sommes nous pas que les pro­duits de notre ima­gi­na­tion, notre monde existe-t-il seule­ment ? Cruel dilemme bor­gé­sien…) d’autant plus aiguë lorsque Paul Mason choi­sit de créer une autre pro­jec­tion dans le futur, diri­gée vers un passé simi­laire (mais pas iden­tique) à celui des par­ti­ci­pants du Wes­sex de 1985… Ce qui va entraî­ner pour le lec­teur une mise en abyme spec­ta­cu­laire et, quant au rap­port entre conscience et tem­po­ra­lité, une spé­cu­la­tion spé­cu­laire si l’on ose dire. 

Alors, pas inté­res­sant ce Futur inté­rieur ? Un peu de sérieux tout de même !

fre­de­ric grolleau

Chris­to­pher Priest, Futur inté­rieur (tra­duit par B. Eisen­schitz), Gal­li­mard coll. “Folio SF”, octobre 2005, 329 p. — 6,20 €.

1 Comment

Filed under Poches, Science-fiction/ Fantastique etc.

One Response to Christopher Priest, Futur intérieur

  1. capt everton

    Le futur inté­rieur nous relate les effets d’une expé­rience de pros­pec­tive pure, on envoie des indi­vi­dus dans la pro­jec­tion d’un monde idéal (le Wes­sex dans 150 ans) afin de mesu­rer les efforts à four­nir pour y par­ve­nir (dépas­ser la crise pétro­lière et apai­ser les rela­tions inter­na­tio­nales). La plu­part des par­ti­ci­pants à l’expérience finissent par être plus atta­ché à ce rêve qu’à leur réa­lité.
    Pour nous, c’est une fuite vers le rêve vers la quelle sont por­tés la plu­part des malades men­taux et aujourd’hui ceux d’entre nous qui vivent dans la réa­lité vir­tuelle (notam­ment à tra­vers les jeux vidéos).
    Les rela­tions entre les per­son­nages sont com­plexes et la pro­fon­deur psy­cho­lo­gique est au rendez-vous d’autant plus que l’ancien com­pa­gnon d’une des par­ti­ci­pantes (qui à un tem­pé­ra­ment agres­sif et violent) va ten­ter de prendre le pou­voir dans une quête de domi­na­tion totale de l’autre (tant sur sa per­son­na­lité vir­tuelle que sur la fon­da­tion) Le para­dis qu’était le Wes­sex vir­tuel va deve­nir de fait une effroyable pri­son. Et l’équilibre (uto­pique) dans les­quels vivent les per­son­nages va être bouleversé.

    http://sfsarthe.blog.free.fr

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