Les années 50 ont été marquées par les suites de la Seconde Guerre mondiale et par la crainte d’un nouveau conflit, crainte réelle avec de nouveaux conflits lointains, la Guerre Froide et l’explosion de l’espionnage. Ces situations et ce climat délétère ont été la source de romans exprimant, sous une forme à peine voilée, déguisée, les peurs et les angoisses des populations. Stefan Wul, avec Retour à Zéro, illustre parfaitement l’atmosphère de cette époque. Responsable, par sa négligence, de quarante mille morts dans une explosion, l’ingénieur Jâ Benal, condamné à mort, est envoyé sur le Lune. Mais il est, en fait, missionné pour intégrer la civilisation qui s’est développée sur le satellite, en comprendre la science et découvrir son plan d’attaque contre la Terre. En effet, après le dernier conflit mondial, les nations ont déporté, sur la Lune, des criminels de guerre incluant de nombreux scientifiques de haut vol. Pendant deux siècles d’isolement, ces proscrits ont développé une société technique avancée et nourri une forte volonté de revanche.
Sur place, après avoir vaincu les Gôrs, des bestioles télépathes, ce physicien d’exception est bien accueilli. Mais Tem, un soldat qui revient de la Terre, dévoile la réalité. Les autorités décident de l’observer. Commence alors un jeu subtil et dangereux entre un espion qui se sait sous surveillance et des individus qui vont tout fait faire pour qu’il se trahisse.
La lutte entre deux blocs ennemis, l’envoi de criminels sur des terres hostiles comme ceux envoyés en Australie au XIXe siècle, la science qui a fait des progrès considérables dans des conditions plus que douteuses, la conquête de la Lune, la grande vague des récits d’espionnage servent de base à cette histoire échevelée. Tenant à la fois du récit de Science-Fiction, avec ses projections dans un futur lointain, du roman d’espionnage pur et dur, du récit d’aventures et du feuilleton, ce scénario est insolite. Le contexte de son écriture par Stefan Wul, à la suite d’un défi, relève également de l’inaccoutumé. Il est construit dans une fièvre créatrice avec les situations que l’auteur a sous les yeux, le souvenir de ses lectures, particulièrement celles portant sur les thèmes littéraires du XIXe siècle. Wul évoque ainsi le statut des femmes qui ont conquis de haute lutte, depuis peu, le droit de vote mais doivent, par exemple, obtenir l’autorisation de leur mari pour avoir un compte bancaire personnel.
Le travail d’illustration mené conjointement par les auteurs s’appuie sur des documents de l’époque, des croquis restituant l’ambiance des feuilletons et les premières couvertures de pulp. Ils sont partis de l’idée que Stefan Wul pouvait avoir en tête, lors de l’écriture, des images puisées dans des couvertures de romans de gare et dans les illustrés des années 1930–1940. Thierry Smolderen et Laurent Bourlaud ont choisi de baser le traitement graphique en puisant l’essentiel dans ce qu’ils considèrent comme le creuset de la SF, les productions des années 1880–1920. C’est en fonction de ce “continent oublié” de l’histoire du neuvième art bâti avec le constructivisme russe, le futurisme italien, les bandes dessinées journalistiques de l’ère victorienne, les comics trips de l’âge d’or… qu’ils ont conçu ce graphisme particulier d’une richesse à découvrir.
Avec ce one shot d’une grande qualité, les deux créateurs rendent un très bel hommage à un auteur ô combien remarquable !
serge perraud
Thierry Smolderen (scénario) & Laurent Bourlaud (dessin et couleurs), Retour à Zéro, Ankama, coll. “Les Univers de Stefan Wul”, janvier 2015, 76 p. – 14,90 €.