Valentina D’Urbano, Acquanera

La malé­dic­tion des dons !

Dans une région recu­lée des Alpes ita­liennes, où la nature est ingrate, le roman relate la vie d’une lignée de femmes mar­quées au fer rouge par d’étranges dons. For­tuna, la nar­ra­trice, revient après dix ans d’absence dans ce vil­lage où elle s’était juré de ne jamais remettre les pieds. La presse a fait état d’ossements humains retrou­vés dans un ravin. Ce pour­rait être ceux de Luce, dis­pa­rue mys­té­rieu­se­ment… Elle retrace les exis­tences d’Elsa, sa grand-mère, d’Onda, sa mère, et enfin la sienne jusqu’à l’âge de dix-huit ans quand elle quitte ce vil­lage qui la déteste et qu’elle abhorre.
Elsa, orphe­line, est venue à Roc­ca­chiari pour gar­der les enfants du maire. Sur ce vil­lage, un lac qui génère froid et brouillard pèse d’un poids malé­fique. Une nuit, elle rêve du lac. Quelques jours après, l’aînée des enfants meurt. Quand, plus tard, elle fait un songe simi­laire et que le gar­çon se noie, elle s’en ouvre à sa patronne qui la traite alors de sor­cière et la chasse. Elle trouve refuge chez Clara Cas­tello, une vieille veuve sans enfants. Celle-ci, tenue à l’écart par la popu­la­tion, lui apprend tous les usages des herbes.

Elsa ren­contre Angelo, un pêcheur si pauvre qu’il ne pourra jamais se marier. Ils s’aiment. Elle accouche d’une fille le jour où un pan de la mon­tagne tombe dans le lac, déclen­chant un tsu­nami meur­trier qui emporte Angelo. Elsa et Clara élèvent Onda. Celle-ci, dès son entrée à l’école, devient le souffre-douleur d’une gamine per­verse. Elle se défend, menace et crée un inci­dent qui amène les deux femmes à la reti­rer de la vie sco­laire. Onda mène une vie soli­taire trou­vant refuge au bord du lac, à l’endroit où vivait son père. Elle tombe enceinte des œuvres d’un jeune anglais venu des­si­ner dans la région. Elle rejette cet enfant. C’est une fille qu’Elsa bap­tise For­tuna et qu’elle élève, sa mère refu­sant de s’en occu­per. Dès son plus jeune âge, elle vie en recluse, ne se liant d’amitié qu’avec Luce, une ado­les­cente reje­tée comme elle. Après la dis­pa­ri­tion de Luce, elle part de Roc­ca­chiari à dix-huit ans.
Alors, les osse­ments retrou­vés sont-ils ceux de Luce ? Pour­quoi celle-ci avait-elle dis­paru ? Pour­quoi For­tuna a-t-elle fui un pays hos­tile, mais son pays mal­gré tout ? Qui est-elle vraiment ?

Ce récit, sur quatre géné­ra­tions, per­met à l’auteure d’aborder nombre de sujets graves ou légers, en tis­sant la trame d’une intrigue sub­tile, toutes en nuances et en non-dits. Tout en sug­ges­tion plu­tôt qu’en coups de théâtre, l’histoire monte en puis­sance jusqu’à une chute sur­pre­nante. Certes, une par­tie de celle-ci se laisse sup­po­ser mais les sup­po­si­tions n’allaient pas aussi loin que ce qui est révélé et qui répond à toutes les ques­tions sou­le­vées au cours du récit. L’auteure dresse de magni­fiques por­traits de femmes. Elle décrit, à tra­vers leur dif­fé­rence, leur don, l’exclusion, l’ostracisme dont elles sont l’objet, comme tous ceux qui sont dis­sem­blables au sein d’une com­mu­nauté repliée sur elle-même. Elle fait res­sen­tir la vie rude, mais aussi ce besoin d’amour, celui que l’on donne autant que celui que l’on reçoit, quel qu’en soit le béné­fi­ciaire.
Usant de nombre de situa­tions, elle met en scène une gamme étof­fée de per­cep­tions, d’émotions telles que le refus d’un amour mater­nel, le refuge auprès d’une autre per­sonne, voire d’un fan­tasme, le report d’affection, la peur de la soli­tude, le droit de mou­rir, le poids du passé, la recherche de ses racines, de sa per­son­na­lité, de ses géni­teurs… Elle décrit, avec beau­coup d’émotion, ce besoin de com­prendre d’où l’on vient, de qui on est issu.

La mort est très pré­sente tout au long du récit, depuis la conclu­sion d’une vie, les inter­ro­ga­tions sur un après, la capa­cité d’entrer en contact avec des défunts, les liens entre les uni­vers des vivants et des morts. Mais elle montre aussi que, mal­gré l’ostracisme dont elles sont l’objet, ces femmes aux connais­sances par­ti­cu­lières sont consul­tées dis­crè­te­ment, sont un maillon de la chaîne socié­tale et qu’elles trouvent une place dans la pan­to­mime humaine. Elle note, éga­le­ment, que ces reje­tées par les membres de la com­mu­nauté cultivent elles-mêmes une exclu­sion, se repliant sur elles-mêmes et leur groupe res­treint. On pour­rait, en “pinaillant”, rele­ver une petite coïn­ci­dence que l’art roma­nesque auto­rise mais qui a une infi­ni­té­si­male chance de se pro­duire dans la réa­lité. Quoique !
Avec Acque­nera, l’auteure aborde nombre de pro­blé­ma­tiques sur la vie en société, sur les sen­ti­ments humains, sur la dif­fé­rence qui n’est pas accep­tée, sur un quo­ti­dien dif­fi­cile et sur l’inéluctable abou­tis­se­ment, avec, en lien, une intrigue pre­nante mise en musique par des per­son­nages attachants.

serge per­raud

Valen­tina D’Urbano, Acqua­nera, tra­duit de l’italien par Natha­lie Bauer, Phi­lippe Rey, février 2015, 352 p. – 20,00 €.

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