Dans une région reculée des Alpes italiennes, où la nature est ingrate, le roman relate la vie d’une lignée de femmes marquées au fer rouge par d’étranges dons. Fortuna, la narratrice, revient après dix ans d’absence dans ce village où elle s’était juré de ne jamais remettre les pieds. La presse a fait état d’ossements humains retrouvés dans un ravin. Ce pourrait être ceux de Luce, disparue mystérieusement… Elle retrace les existences d’Elsa, sa grand-mère, d’Onda, sa mère, et enfin la sienne jusqu’à l’âge de dix-huit ans quand elle quitte ce village qui la déteste et qu’elle abhorre.
Elsa, orpheline, est venue à Roccachiari pour garder les enfants du maire. Sur ce village, un lac qui génère froid et brouillard pèse d’un poids maléfique. Une nuit, elle rêve du lac. Quelques jours après, l’aînée des enfants meurt. Quand, plus tard, elle fait un songe similaire et que le garçon se noie, elle s’en ouvre à sa patronne qui la traite alors de sorcière et la chasse. Elle trouve refuge chez Clara Castello, une vieille veuve sans enfants. Celle-ci, tenue à l’écart par la population, lui apprend tous les usages des herbes.
Elsa rencontre Angelo, un pêcheur si pauvre qu’il ne pourra jamais se marier. Ils s’aiment. Elle accouche d’une fille le jour où un pan de la montagne tombe dans le lac, déclenchant un tsunami meurtrier qui emporte Angelo. Elsa et Clara élèvent Onda. Celle-ci, dès son entrée à l’école, devient le souffre-douleur d’une gamine perverse. Elle se défend, menace et crée un incident qui amène les deux femmes à la retirer de la vie scolaire. Onda mène une vie solitaire trouvant refuge au bord du lac, à l’endroit où vivait son père. Elle tombe enceinte des œuvres d’un jeune anglais venu dessiner dans la région. Elle rejette cet enfant. C’est une fille qu’Elsa baptise Fortuna et qu’elle élève, sa mère refusant de s’en occuper. Dès son plus jeune âge, elle vie en recluse, ne se liant d’amitié qu’avec Luce, une adolescente rejetée comme elle. Après la disparition de Luce, elle part de Roccachiari à dix-huit ans.
Alors, les ossements retrouvés sont-ils ceux de Luce ? Pourquoi celle-ci avait-elle disparu ? Pourquoi Fortuna a-t-elle fui un pays hostile, mais son pays malgré tout ? Qui est-elle vraiment ?
Ce récit, sur quatre générations, permet à l’auteure d’aborder nombre de sujets graves ou légers, en tissant la trame d’une intrigue subtile, toutes en nuances et en non-dits. Tout en suggestion plutôt qu’en coups de théâtre, l’histoire monte en puissance jusqu’à une chute surprenante. Certes, une partie de celle-ci se laisse supposer mais les suppositions n’allaient pas aussi loin que ce qui est révélé et qui répond à toutes les questions soulevées au cours du récit. L’auteure dresse de magnifiques portraits de femmes. Elle décrit, à travers leur différence, leur don, l’exclusion, l’ostracisme dont elles sont l’objet, comme tous ceux qui sont dissemblables au sein d’une communauté repliée sur elle-même. Elle fait ressentir la vie rude, mais aussi ce besoin d’amour, celui que l’on donne autant que celui que l’on reçoit, quel qu’en soit le bénéficiaire.
Usant de nombre de situations, elle met en scène une gamme étoffée de perceptions, d’émotions telles que le refus d’un amour maternel, le refuge auprès d’une autre personne, voire d’un fantasme, le report d’affection, la peur de la solitude, le droit de mourir, le poids du passé, la recherche de ses racines, de sa personnalité, de ses géniteurs… Elle décrit, avec beaucoup d’émotion, ce besoin de comprendre d’où l’on vient, de qui on est issu.
La mort est très présente tout au long du récit, depuis la conclusion d’une vie, les interrogations sur un après, la capacité d’entrer en contact avec des défunts, les liens entre les univers des vivants et des morts. Mais elle montre aussi que, malgré l’ostracisme dont elles sont l’objet, ces femmes aux connaissances particulières sont consultées discrètement, sont un maillon de la chaîne sociétale et qu’elles trouvent une place dans la pantomime humaine. Elle note, également, que ces rejetées par les membres de la communauté cultivent elles-mêmes une exclusion, se repliant sur elles-mêmes et leur groupe restreint. On pourrait, en “pinaillant”, relever une petite coïncidence que l’art romanesque autorise mais qui a une infinitésimale chance de se produire dans la réalité. Quoique !
Avec Acquenera, l’auteure aborde nombre de problématiques sur la vie en société, sur les sentiments humains, sur la différence qui n’est pas acceptée, sur un quotidien difficile et sur l’inéluctable aboutissement, avec, en lien, une intrigue prenante mise en musique par des personnages attachants.
serge perraud
Valentina D’Urbano, Acquanera, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Philippe Rey, février 2015, 352 p. – 20,00 €.