Patrick Modiano, Discours à l’Académie suédoise

Face au silence

A qui igno­re­rait l’oeuvre de Modiano, son Dis­cours (le pre­mier pro­noncé par l’auteur et on le croit aisé­ment) sera la par­faite pro­pé­deu­tique. L’auteur défi­nit « par lui-même » sa quête avec sim­pli­cité, humour, clarté et conci­sion. Tout est expli­cité et en par­ti­cu­lier la source de l’œuvre : « voilà pour­quoi le Paris de l’Occupation a tou­jours été pour moi une nuit ori­gi­nelle » pré­cise celui qui sans elle ne serait jamais né, n’aurait — peut-être — jamais été écri­vain. Il rap­pelle com­bien les thèmes majeurs (la dis­pa­ri­tion, l’identité, le temps) sont liés à la topo­gra­phie et la poé­tique de Paris. Modiano est à ce titre l’héritier de Bau­de­laire et Proust. Mais il sou­ligne que les temps ont changé. La ten­ta­tive prous­tienne n’est plus pos­sible car la société a perdu son carac­tère « stable ». Il n’est plus pos­sible de res­sai­sir les assises et les arêtes du réel.
Au fil de ses déam­bu­la­tions, Modiano est replongé au sein des rues connues-inconnues, là où son des­sein est confronté aux don­nées immé­diates de la rue mais aussi de ses échos. Paris est devenu pour lui l’atelier men­tal, le lieu de ses « exer­cices » spi­ri­tuels, de son ascèse. L’atmosphère reste lourde de l’ombre du passé. Chaque livre se « contente » de l’à-peine, de l’épars au sein d’une musi­ca­lité mini­ma­liste, aérienne qui recom­pose d’incessants échos et des che­vau­che­ments de frag­ments. Le dépha­sage de la com­po­si­tion tron­quée crée une méta­mor­phose de ce qui passe habi­tuel­le­ment par l’opulence et la masse des écrits. A celle-ci, Modiano oppose la com­plexité d’histoires qui par­fois se super­posent. Les êtres qui appa­raissent n’ont pour­tant rien de spectres : ils res­tent des humains.

Naissent de chaque roman des pré­sences autant déli­cates que fortes, impro­bables et réelles. L’artiste les capte au fil des jours et des ren­contres dans le but de créer une poé­tique très pré­cise. Elle décale la « réa­lité » selon une liberté qui n’a rien de gra­tuite. Elle repose sur le déca­lage et non sur le cen­trage. Le regard du spec­ta­teur est happé par l’écart, la cour­bure en des suites de glis­se­ments que Modiano expli­cite dans ce remar­quable dis­cours autant d’éternité que de cir­cons­tance.
L’écrivain pêche jusque dans les étangs les plus noirs et sombres du temps une sorte de para­doxale beauté avec intel­li­gence et émo­tion. De chaque roman, des pans sombres sortent de l’ombre et rutilent. De vieux visages sou­lèvent l’incandescence où est pas­sée la mort mais aussi où passe la vie. Tout glisse de l’évidence au secret, du secret à l’évidence là où « sur la grande page blanche de l’oubli » l’auteur écume des « ice­bergs per­dus » capables de don­ner à voir la para­doxale évi­dence de ce que le silence vou­lait remi­ser au rang d’ « objets » perdus.

jean-paul gavard-perret

Patrick Modiano, Dis­cours à l’Académie sué­doise, Gal­li­mard, Paris, 2015, 34 p. — 7,00 €.

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