A qui ignorerait l’oeuvre de Modiano, son Discours (le premier prononcé par l’auteur et on le croit aisément) sera la parfaite propédeutique. L’auteur définit « par lui-même » sa quête avec simplicité, humour, clarté et concision. Tout est explicité et en particulier la source de l’œuvre : « voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi une nuit originelle » précise celui qui sans elle ne serait jamais né, n’aurait — peut-être — jamais été écrivain. Il rappelle combien les thèmes majeurs (la disparition, l’identité, le temps) sont liés à la topographie et la poétique de Paris. Modiano est à ce titre l’héritier de Baudelaire et Proust. Mais il souligne que les temps ont changé. La tentative proustienne n’est plus possible car la société a perdu son caractère « stable ». Il n’est plus possible de ressaisir les assises et les arêtes du réel.
Au fil de ses déambulations, Modiano est replongé au sein des rues connues-inconnues, là où son dessein est confronté aux données immédiates de la rue mais aussi de ses échos. Paris est devenu pour lui l’atelier mental, le lieu de ses « exercices » spirituels, de son ascèse. L’atmosphère reste lourde de l’ombre du passé. Chaque livre se « contente » de l’à-peine, de l’épars au sein d’une musicalité minimaliste, aérienne qui recompose d’incessants échos et des chevauchements de fragments. Le déphasage de la composition tronquée crée une métamorphose de ce qui passe habituellement par l’opulence et la masse des écrits. A celle-ci, Modiano oppose la complexité d’histoires qui parfois se superposent. Les êtres qui apparaissent n’ont pourtant rien de spectres : ils restent des humains.
Naissent de chaque roman des présences autant délicates que fortes, improbables et réelles. L’artiste les capte au fil des jours et des rencontres dans le but de créer une poétique très précise. Elle décale la « réalité » selon une liberté qui n’a rien de gratuite. Elle repose sur le décalage et non sur le centrage. Le regard du spectateur est happé par l’écart, la courbure en des suites de glissements que Modiano explicite dans ce remarquable discours autant d’éternité que de circonstance.
L’écrivain pêche jusque dans les étangs les plus noirs et sombres du temps une sorte de paradoxale beauté avec intelligence et émotion. De chaque roman, des pans sombres sortent de l’ombre et rutilent. De vieux visages soulèvent l’incandescence où est passée la mort mais aussi où passe la vie. Tout glisse de l’évidence au secret, du secret à l’évidence là où « sur la grande page blanche de l’oubli » l’auteur écume des « icebergs perdus » capables de donner à voir la paradoxale évidence de ce que le silence voulait remiser au rang d’ « objets » perdus.
jean-paul gavard-perret
Patrick Modiano, Discours à l’Académie suédoise, Gallimard, Paris, 2015, 34 p. — 7,00 €.