Fabrice Colin, Sayonara baby — principes essentiels de l’abandon de vie

Un spiel­ber­gien 1941, mais sérieux. C’est-à-dire com­plé­te­ment fou

Amateurs de repères stables, pas­sez votre che­min. Apôtres des récits déjan­tés et des prismes lyn­chiens, cam­pez sur place. Car Sayo­nara baby est tout sauf un roman tié­dasse où il suf­fit de suivre la ligne blanche des inter­lignes pour par­ve­nir à bon port.

Le récit s’articule autour des tra­jec­toires de deux per­son­nages qui, au-delà des normes habi­tuelles de la per­cep­tion, n’en forment peut-être qu’un. D’une part, un samou­raï amné­sique qui va de Cha­rybde en Scylla dans la val­lée de la mort, réchap­pant de l’armée amé­ri­caine pour tom­ber dans les rets d’un curieux grou­pus­cule hété­ro­clite mené par le doc­teur Lazare, qui pré­tend lui rendre ses sou­ve­nirs et le désen­tra­ver des “câbles” qui le retiennent à la machine lui dic­tant ses com­por­te­ments d’aliéné. Notre samou­raï s’interroge, copule fré­né­ti­que­ment avec la bim­boesque Estel et se montre bien en peine de déter­mi­ner si oui ou non on est à Mon­te­rey en 1967 et si une guerre sans merci oppose bien les Etats-Unis au Japon…

D’autre part, Ken­neth, métis asiatico-américain qui se col­tine son pater­nel alcoo­lique cla­mant à qui veut l’entendre que son fils est né du viol de sa femme par un sol­dat japo­nais fait pri­son­nier en 44, et qui se fait pas­ser à tabac par une bande de racistes lui inter­di­sant de conti­nuer à séduire la belle Stella, ser­veuse au Lennie’s. En quête de ses ori­gines, vic­time de cépha­lées qui le poussent à vomir à inter­valles régu­liers, le jeune homme quitte ses études de méde­cine pour tra­vailler dans un aqua­rium où il donne à man­ger aux requins en lisant, sur les recom­man­da­tions de son employeur, le livre de sagesse japo­nais, le Haga­kure. Cela tout en culbu­tant sa sœur, dont le fiancé part pour le Viet­nam, et en recher­chant à nouer contact avec sa grand-mère, ter­rée dans une réserve de Navajos…

Vous trou­vez que ce scé­na­rio est abs­cons et fou­traque en diable ? C’est exac­te­ment cela, et c’est aussi l’intérêt de ce roman où l’auteur affiche une infor­ma­tion minu­tieuse et un style des plus agréables. Si Sayo­nara baby séduira sans pro­blème les fans de SF et de récits hal­lu­ci­na­toires, à mi-chemin de Las Vegas Parano, de Matrix et de Lost High­way, il n’en reste pas moins que l’averse des phé­no­mènes para­nor­maux et des délires qui sub­mergent le samou­raï dans toute la pre­mière par­tie finit par las­ser à force. C’est la limite, et le défi, d’un roman qui prend en charge la matière même des hal­lu­ci­na­tions à tout va afin de sou­li­gner leur avè­ne­ment inchoa­tif et incon­trô­lable pour la conscience du sujet qui en est affecté. Il est cer­tain alors que la deuxième par­tie du texte va don­ner sa pleine mesure à cette appa­rente folie qui ouvre l’opus, le prix à payer pour le lec­teur étant de se voir sévè­re­ment cha­huté dans son atta­che­ment à la logique du texte narratif.

Mais le jeu en vaut la chan­delle ; car de l’“interzone” de départ au “kami­kaze” de la fin, sur fond d’une Amé­rique pure­ment fic­tion­nelle (sur­fu­sion des tropes et ” cli­chés ” bau­drillar­diens sur les­quels s’est appuyé le roman­cier), c’est donc au spec­tacle d’une conscience (a)perceptive écla­tée entre la réa­lité et le champ des pos­sibles (infra ou méta-réels) que nous invite Fabrice Colin, avec comme fil rouge le facé­tieux revi­val d’un uchro­nique conflit entre les U.S.A et le Japon. Sayo­nara baby est à lire en ce sens comme un spiel­ber­gien 1941, mais sérieux. C’est-à-dire com­plé­te­ment fou. A cha­cun de fixer si les deux par­ties du texte se recoupent ou non, si le samou­raï et Kenso sont une seule et même per­sonne, ou un croi­se­ment contin­gent de deux stases tem­po­relles arbi­traires. Le tra­vail du roman­cier […], rap­pe­lait ainsi le doc­teur Lazare, qui est aussi écri­vain à ses heures, consiste à fixer sur papier une matière tou­jours en mou­ve­ment. Cer­tains donnent à cette matière le nom quelque peu gal­vaudé de réa­lité. Foin de tout bon réa­lisme, donc.

Il n’y a qu’un pas de la mémoire écla­tée aux shrap­nel­liens éclats de mémoire, et c’est bien au lec­teur désor­mais, s’il par­vient à esqui­ver les requins fau­teurs de troubles (quoi de pire que des “grands blancs” dans un texte lit­té­raire ?) qu’il incombe désor­mais de “déban­der” — séman­ti­que­ment ? — la momie du Verbe ici entra­vée (le samou­raï a le visage cou­vert de ban­de­lettes…) Soit de réin­jec­ter un sem­blant d’ordre et de sens dans cette mosaïque de fan­tasmes venant para­si­ter la réa­lité. A moins que ce ne soit l’inverse.

Requins blancs. Femmes vio­lées. Mines anti­per­son­nel. Tel est le nou­veau man­tra des pro­phètes psy­cho. Tout est là.

fre­de­ric grolleau

   
 

Fabrice Colin, Sayo­nara baby — prin­cipes essen­tiels de l’abandon de vie, l’Atalante, 2004, 313 p. — 13,40 €.

 
     
 

1 Comment

Filed under Science-fiction/ Fantastique etc.

One Response to Fabrice Colin, Sayonara baby — principes essentiels de l’abandon de vie

  1. Pingback: Note de lecture : « Sayonara baby  (Fabrice Colin) | «Charybde 27 : le Blog

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>