Le drame de l’Europe centrale à travers celui d’un homme
Il manquait une biographie en français du grand homme d’Etat tchèque qu’a été Edvard Beneš. Cette lacune est comblée par le remarquable travail d’un grand spécialiste de la Tchécoslovaquie, Antoine Marès. Le public français connaîtra ainsi dans le détail le formidable parcours de cet homme dont le destin se confond avec celui de l’Europe orientale : fondateur d’un Etat national sur les ruines des grands empires ; architecte du système de sécurité qui, dans les années 1920, tente de pacifier le continent après les horreurs de la Grande Guerre ; défenseur de son pays menacé par le Reich hitlérien et abandonné par les démocraties occidentales à la dramatique conférence de Munich ; résistant à l’occupation nazie ; et enfin ultime et vain rempart à la communisation de son Etat. Edvard Beneš a été tout cela.
Antoine Marès, à l’aide d’une documentation aussi riche que diverse, retrace la vie de Beneš, ainsi que sa formidable ascension depuis sa jeunesse socialiste jusqu’à son départ de la présidence de la république tchécoslovaque en 1948 environné d’un respect qui impressionne même ses ennemis staliniens. Beneš lui-même eu du mal à croire à l’accélération de son destin, surtout à partir de 1919 quand il est la cheville ouvrière de la création de la Tchécoslovaquie à la conférence de la paix de Paris.
Même si l’auteur prend soin d’insister sur son pragmatisme, toute l’action politique de Beneš repose sur des idéaux enracinés dans son esprit : la nation, la démocratie, la francophilie. Il n’en démordra jamais, même après la trahison de la France à Munich, même lors de l’attraction fatale exercée par le marxisme au lendemain de 1945. Il apparaît surtout comme un grand diplomate, un connaisseur hors pair de l’Europe de son temps, un manœuvrier habile – au sens noble du terme – toujours convaincu qu’on peut s’entendre, trouver des compromis, élaborer des accords pour sauver l’essentiel.
La richesse de la biographie repose sur une mise en évidence très claire des défauts et des erreurs de Beneš. L’empathie de l’auteur pour son personnage ne l’empêche pas de montrer son aveuglement face au nazisme, ses erreurs d’analyse sur la solidité du IIIe Reich et sur sa volonté de s’en prendre à la Tchécoslovaquie. Beneš compte sur la France et même sur l’URSS en 1938. Or, personne ne bouge. Sans doute son attitude face à l’URSS de Staline manque-t-elle aussi de clairvoyance. Mais comme le note avec raison Antoine Marès, les circonstances – ces « damnées » circonstances sur lesquelles les historiens ne cessent d’insister – joue un rôle absolument déterminant dans les choix de Beneš. Comme beaucoup de responsables politiques, Beneš subit des évènements contre lesquels il ne pouvait lutter de front. A cet égard, son attitude face à Gottwald, le chef des communistes, en 1948 n’est pas sans rappeler celle du roi Victor-Emmanuel III face à Mussolini en 1922. Les commandes ne répondent plus et il faut absolument éviter la guerre civile.
Ce travailleur acharné, qui s’usa la santé au labeur, était peut-être trop « diplomate ». Il commit des erreurs, certes. Il n’en reste pas moins une personnalité majeure du premier XXe siècle. Cette dense biographie le prouve.
frederic le moal
Antoine Marès, Edvard Beneš. Un drame entre Hitler et Staline, Perrin, janvier 2015, 502 p. — 26,00 €.