« Sanglant reste l’animal immolé. Celui qui l’assaille est dépossédé de son être » (Bataille ).
Avec Fraudeur, Savitzkaya reprend la veine de son premier roman Un jeune homme trop gros et de la plupart de ses livres : l’histoire d’un garçon. Dans ce texte, il décline un nouveau cas « d’école » ( plutôt buissonnière – et c’est un euphémisme). Son héros “fraude la vie comme on fraude l’État, la douane, le fisc, l’église ou la couronne”. Son existence est mise en jeu. Et ce n’est pas seulement pour une raison psychologique. Pour Savitzkaya, toute existence — personnelle ou générale — est fragile. « Le moindre vent nous décoiffe, le plus petit cri nous fait sursauter, l’acidité nous fait grimacer, l’aigre émeut nos sinus, la douceur nous appelle et nous écœure, le sel relève les saveurs des aliments, le poivre révèle l’amertume de l’orange, la nuit attend le jour et les années s’étirent ». La vie paraît donc périlleuse sauf bien sûr sans l’usage de l’objet ou du sujet de son livre de poèmes, la cyprine : sans elle « point de bonheur en ce monde, ni d’appétit ».
C’est peu diront certains. Mais l’auteur avoue en substance — et en ironie — qu’il se serait contenté de moins comme son fraudeur dont le roman ne parle que d’enfants “que l’été retarde dans les champs et les taillis. Fous qu’ils étaient, ils chérissaient leur mère et menaient contre leur père un combat acharné, véritable guérilla, ayant choisi, à la manière des partisans, le repli dans les hautes herbes et l’alliance avec les bêtes”. Ceux qui connaissent Savitzkaya retrouve là “tout” l’auteur. Faussement primsautier, éternel garnement : il n’est pas sérieux puisqu’il a 17 ans.
Dérangé sans doute — mais habité de la folie du sage, il est comme son héros. N’ayant « ni hauteur ni forme », il n’a « pas plus de consistance que de couleur. Il n’a ni nom ni matricule ni argent ni ventricule ». Comme lui encore il ne connaît « ni patrie ni havre » mais il triche beaucoup ; moins avec la vie. Il l’aime, s’en étonne, la glorifie mais selon un romantisme très particulier. Tout passe par vignettes, par évocations quasi « simplettes » mais qui donne toute sa puissance aux poèmes.
Une Russe exilée « est assise dans son jardin, à l’ombre du noyer (…) et ses orteils nus jouent avec une feuille morte prématurément, et ses yeux sont fichés dans le bleu dense du ciel hesbignon ». Pas besoin d’analyse. Une fois de plus « entre le pouce et l’index » et dans les mailles de son écriture, Savitzkaya retient tout, ne retient rien. La vie échappe comme le souffle : l’auteur ne serre donc rien mais se sert de tout pour magnifier l’impalpable cosmique. Il dit plus qu’il ne chante (exit le lyrisme) l’amour à entrées ou personnages multiples. Car nul n’appartient à l’autre. Cela n’empêche pas d’avancer, comme le poète se et le dit « la main dans la main / comme fleur dans la tige / ta bouche sur ma bouche / mon nez sous le tien / nous sommes faits pour le bonheur et non /pour le malheur ». Qu’ajouter de plus ?
jean-paul gavard-perret
Eugène Savitzkaya,
–À la cyprine, poèmes, Editions de Minuit, 2015, 104 p. — 11, 50 €.
- Fraudeur, roman, Editions de Minuit, 2015 , 168 p. — 14, 50 €.