Un livre magistral pour sa transposition fantastique des structures totalitaires inventées au XXe siècle
Alors voilà. Le jour est arrivé. Vous vous étiez dit jusqu’ici que la science-fiction, la SF, c’était pas pour vous ? Vous avez entendu, de-ci de-là, les mots space opera ou fantasy mais sans saisir ce dont il s’agissait ? Vous croyez toujours que l’uchronie est une vague maladie qui donne des démangeaisons de peau ? Qui plus est, vous n’étiez pas disponible lorsque les éditions nantaises de l’Atalante ont eu le nez creux en découvrant le romancier Andreas Eschbach et en traduisant son premier texte en 1999, Des milliards de tapis de cheveux (Grand Prix de l’Imaginaire 2001) ?
À la bonne heure, vous tombez bien : J’ai Lu fait paraître le format poche de ce livre culte qui permet de dépasser une SF obsolète pour réconcilier ses amateurs avec les amoureux d’histoires bien troussées où le poétique n’entrave en rien le conceptuel…
Aux confins d’un empire galactique immense, la petite planète Gheer est le cadre d’une tradition aussi obscure qu’absurde : la plupart des hommes y sont tisseurs de père en fils et passent leur vie à réaliser un tapis (et un seul) composé des cheveux de leurs femme, concubine ou filles. Ainsi constitués, les tapis sont ensuite vendus à des marchands qui les acheminent jusqu’au palais des Étoiles de l’empereur. Le tisseur qui vend son tapis remet alors l’argent à son fils (les familles tuent tous les autres garçons nés après l’aîné) et le cycle se perpétue de génération en génération, chacun s’acquittant de sa tâche sans se poser de métaphysiques questions.
Mais depuis quelque temps s’intensifient les rumeurs hérétiques selon lesquelles l’Empereur serait mort, assassiné par une poignée de rebelles. L’équilibre millénaire de Gheer et de la galaxie, reposant sur l’échange à partir de tapis de cheveux, est-il donc désormais menacé ? Une inquiétude d’autant plus forte lorsque le lecteur apprend grâce à des voyageurs particuliers que Gheer, et cette masse de tisseurs, fait partie d’un système solaire… oublié du centre de l’empire depuis 80 000 ans ! Des milliers de tapis chaque année, depuis des milliers d’années, sans raison objective : où cela s’arrêtera-t-il ?
A partir d’une “trame” aussi simpliste et superficielle en apparence, Eschbach, chef de file de la SF allemande (lire notre entretien) , développe une remarquable réflexion sur les enjeux du pouvoir et la répétition infinie des courroies de transmission qu’il présuppose. La structure même du livre joue en clin d’oeil du motif tapissier en agrégeant une multitude d’histoire singulières, presque indépendantes, à un fil principal (sur le modèle des romans de SF de l’âge d’or, tels que Fondation, souvent composés de cycles de nouvelles), lequel, vu finalement avec un tant soit peu de recul, permet de réintégrer du sens dans un schéma ponctuel qui paraissait arbitraire tel quel, avant sa réintégration dans le grand tout.
Servie par des déplacements constants et de plus en plus larges dans le récit (on passe de l’humble cahute des tisseurs au vénérable palais impérial, objet de tous les phantasmes au “fil” des épisodes), l’histoire vaut rien moins que comme système. La somme de ces courtes nouvelles, dont seuls quelques personnages se recoupent, devient ce faisant un véritable conte sur la nature du pouvoir, et sa folie consubstantielle.
Se dessine en effet un portrait de l’humanité, avec ses rêves et ses cauchemars, ses croyances et ses certitudes puisque c’est, aussi bien, le fondement même de toute la hiérarchie sociale, de l’économie et de la religion d’une nation qu’interroge avec talent Eschabch, à qui l’on doit également Station solaire et Jesus Video. La société décrite ici, figée par l’obéissance et par un pouvoir omniprésent en chaque individu quasi décervelé, vaut pour toute forme d’hétéronomie et de passivité de la conscience face aux manipulateurs qui savent comment en abuser (qui ne se souvient des fonctions atroces dévolues dans les camps d’extermination nazis aux prisonniers condamnés à produire des objets en peau et cheveux humains ?) Der Haarteppischknüpfer (titre original de Des milliards de tapis de cheveux) propose en ce sens un sujet de méditation qui va bien plus loin que l’enfermement dans un genre, estampillé SF ou pas : le canevas sur lequel brode ironiquement l’auteur — un empire et des rebelles : rien de neuf sous le soleil starwarsien - n’est convoqué que pour être porté à son paroxysme logique et exploser.
Comment ordonner une galaxie entière où des dizaines de milliers de planètes semblables à Gherr sont guidées par le seul délire monomaniaque de la production de tapis, avec en vue la pseudo fin rationnelle de décorer le palais d’un lointain Empereur, Aleksandr XI, qui doit être mort depuis longtemps ? telle est l’insondable question qui revient, lancinante, sous les yeux du lecteur. Autant se demander comment mettre un terme à l’emballement des rouages d’une machine douée de la faculté d’autoréparation et de reconduction à l’identique de son fonctionnement…
Un livre magistral, cousu de tout sauf de fil blanc, à lire donc pour la transposition “fantastique” qu’il propose des structures totalitaires inventées au XXe siècle et où le crime de l’autre était valeur — pour ne pas dire “motif” — suprême. Eschbach interroge de manière nouvelle le rapport de l’homme à son univers et ses convictions, le tapis valant ici comme métaphore de l’histoire de humanité elle-même advenue à partir de nombreux puzzles ayant fini par former un dessein interprétable et orienté, où passé et futur, creusets de mythes, se con-fondent alors dans l’art d’ourdir des complots et de tisser les mensonges afin de créer une fresque politique hors du commun… et de tout soupçon.
Jusqu’au moment peut-être où arrive le premier philosophe, désenchanteur des temps modernes, celui qui coupe les cheveux en quatre et révèle la vérité des tapis. Un individu dangereux. Forcément.
frederic grolleau
Andreas Eschbach, Des Milliards de tapis de cheveux (traduit de l’allemand par Claire Duval), J’ai lu, 2004, 310 p. — 6,80 €.
Première édition : L’Atalante coll. “La dentelle du cygne”, 1999, 314 p. — 15,20 €.