Jean-Pierre Faye, Eclats dans la philosophie

Montage, démon­tage

La plas­ti­cité de la phi­lo­so­phie de Faye est rebelle à tout effet. Si elle « s’adapte » au réel et à l’être, c’est pour mieux l’arracher aux fourches d’une cer­taine méta­phy­sique dont Hei­deg­ger est à la fois le triste paran­gon et le per­ro­quet d’une ingé­nie­rie phi­lo­so­phique des plus dou­teuses. A savoir celle qui se per­met de trai­ter l’être comme un écu­reuil en cage. Le tout selon un « mon­tage » (mot essen­tiel s’il en est pour Faye) qui fait com­prendre le contraire de ce qui semble s’affirmer et où l’être dis­pa­raît. Faye à l’inverse voit d’abord l’être. Dans ce but, il sort le concept de son auto­no­mie ou de sa limite « de logos » afin qu’il rebon­disse, qu’il sue sa bouf­fon­ne­rie et sa bouf­fée de haine que cer­tains phi­lo­sophes entre­tiennent grâce à lui. Choi­sis­sant (avec Michèle Cohen-Halimi) des « entrées » comme le fit Deleuze dans son Abé­cé­daire, le livre échappe néan­moins à l’effet nomen­cla­ture : il devient une pléiade de nar­ra­tions. Elles per­mettent de tra­ver­ser l’histoire de la phi­lo­so­phie et la phi­lo­so­phie de l’histoire pour retour­ner les « saintes » (à ne pas confondre avec Lou Andrea Salomé ou Sabina Psil­rein, l’égérie « dif­fé­rée » de Freud) s’offrant dociles à la liqueur du Mino­taure dans leurs foi­rades à répétitions.

Le lec­teur retrouve Faye dans sa force et entrain de désha­biller les concepts, les faits, comme les pen­sées des rois nus qui avancent dra­pés. L’auteur — bien plus qu’un Der­rida empê­tré dans les marges plus que dans le cœur des dis­cours — reste un des rares phi­lo­sophes à sor­tir la méta­phy­sique de l’humanisme de parade, à démon­ter le dis­cours tota­li­taire des His­toires et ce, non seule­ment par l’intelligence mais aussi le cœur. Tout d’ailleurs comme par l’œil sus­cep­tible enfin de décou­vrir les images qui font voir le réel et par la main capable de démon­ter le fer­raillage hei­deg­ge­rien. La struc­ture même d’ Eclats dans la phi­lo­so­phie devient un mon­tage en étoile. Il découpe bien des ambi­guï­tés de sou­dures nar­ra­tives, dra­ma­tiques et même musi­cales qui face aux pos­sibles du sens sélec­tionnent ce qui arrange le maître au détri­ment de l’être.

Faye reste donc le phi­lo­sophe des mon­tages à frag­men­ta­tions, à fleur de vie par la puis­sance de ses nar­ra­tions mor­ce­lées. Son livre et sa pen­sée avancent contre les effets de lois et plus par­ti­cu­liè­re­ment contre un concept alle­mand que l’auteur tra­duit par « celui qui retient ». Concept dirigé chez Carl Schmitt contre les juifs res­pon­sables selon lui de l’accélération de l’histoire par rap­port à « l’Etat fort » dont le XXème siècle déclina — entre autres — quatre « exemples » à tra­vers le fas­cisme, le nazisme, le sta­li­nisme et le maoïsme. Le phi­lo­sophe montre com­ment s’instaura en tant que repous­soir « le juif » annon­cia­teur des fins des temps pour per­mettre au dis­cours tota­li­taire de trou­ver sa jus­ti­fi­ca­tion et de se pour­suivre au sein de l’immobilité. Le livre de Faye démonte cette caresse de l’indicible fomen­tée par des concepts tota­li­ta­ristes aussi dila­tés qu’elliptiques afin que sur­gisse per­fi­de­ment et insi­dieu­se­ment la mort de l’être au nom d’une reli­gion d’empire total et en une nar­ra­tion enve­lop­pée au fil du temps selon diverses figures ( on aime­rait au pas­sage voir Faye se col­ti­ner au Qui­chotte de Cer­van­tès dans sa relec­ture de l’histoire, sans nul doute il pour­rait en faire bon usage).
Por­tant le faix et la pro­fu­sion « confu­sible » des lan­gages tota­li­taires, Faye montre com­ment résis­ter à leur inféo­da­tion. Même si le livre se ter­mine tra­gi­que­ment sur l’entrée « Ver­nich­tung / Exter­mi­na­tion », Faye prouve qu’une phi­lo­so­phie peut venir à bout de celles qui réi­fient (don­ner le change) au lieu de trans­for­mer (don­ner du change) le monde. Le mou­ve­ment même du livre (où le rôle de Michèle Cohen-Halimi n’est pas anec­do­tique) devient la chan­son de geste de la vie.
Le texte pro­cède d’une dyna­mique, d’un déve­lop­pe­ment géo­mé­trique. Il per­met de visua­li­ser les cir­con­vo­lu­tions impli­cites des dis­cours tota­li­taires d’hier et d’aujourd’hui (ou presque puisque manque la période la plus récente) jusqu’à for­mer un immense oignon où se super­posent bien des gangues. Face à eux demeure l’espace et le temps dans l’assomption du sen­sible et de l’intelligence. Les mots de Faye s’inscrivent dans un avè­ne­ment qui face au plomb d’une pen­sée mor­ti­fère vibre dans la forêt des lignes, fugue en courbes noires et en pluie d’étoiles. Que faut-il y voir sinon la source du « vrai » langage ?

jean-paul gavard-perret

Jean-Pierre Faye, Eclats dans la phi­lo­so­phie, Edi­tions Notes de Nuit, Paris, 2015, 250 p. - 23,00 €.

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