La plasticité de la philosophie de Faye est rebelle à tout effet. Si elle « s’adapte » au réel et à l’être, c’est pour mieux l’arracher aux fourches d’une certaine métaphysique dont Heidegger est à la fois le triste parangon et le perroquet d’une ingénierie philosophique des plus douteuses. A savoir celle qui se permet de traiter l’être comme un écureuil en cage. Le tout selon un « montage » (mot essentiel s’il en est pour Faye) qui fait comprendre le contraire de ce qui semble s’affirmer et où l’être disparaît. Faye à l’inverse voit d’abord l’être. Dans ce but, il sort le concept de son autonomie ou de sa limite « de logos » afin qu’il rebondisse, qu’il sue sa bouffonnerie et sa bouffée de haine que certains philosophes entretiennent grâce à lui. Choisissant (avec Michèle Cohen-Halimi) des « entrées » comme le fit Deleuze dans son Abécédaire, le livre échappe néanmoins à l’effet nomenclature : il devient une pléiade de narrations. Elles permettent de traverser l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire pour retourner les « saintes » (à ne pas confondre avec Lou Andrea Salomé ou Sabina Psilrein, l’égérie « différée » de Freud) s’offrant dociles à la liqueur du Minotaure dans leurs foirades à répétitions.
Le lecteur retrouve Faye dans sa force et entrain de déshabiller les concepts, les faits, comme les pensées des rois nus qui avancent drapés. L’auteur — bien plus qu’un Derrida empêtré dans les marges plus que dans le cœur des discours — reste un des rares philosophes à sortir la métaphysique de l’humanisme de parade, à démonter le discours totalitaire des Histoires et ce, non seulement par l’intelligence mais aussi le cœur. Tout d’ailleurs comme par l’œil susceptible enfin de découvrir les images qui font voir le réel et par la main capable de démonter le ferraillage heideggerien. La structure même d’ Eclats dans la philosophie devient un montage en étoile. Il découpe bien des ambiguïtés de soudures narratives, dramatiques et même musicales qui face aux possibles du sens sélectionnent ce qui arrange le maître au détriment de l’être.
Faye reste donc le philosophe des montages à fragmentations, à fleur de vie par la puissance de ses narrations morcelées. Son livre et sa pensée avancent contre les effets de lois et plus particulièrement contre un concept allemand que l’auteur traduit par « celui qui retient ». Concept dirigé chez Carl Schmitt contre les juifs responsables selon lui de l’accélération de l’histoire par rapport à « l’Etat fort » dont le XXème siècle déclina — entre autres — quatre « exemples » à travers le fascisme, le nazisme, le stalinisme et le maoïsme. Le philosophe montre comment s’instaura en tant que repoussoir « le juif » annonciateur des fins des temps pour permettre au discours totalitaire de trouver sa justification et de se poursuivre au sein de l’immobilité. Le livre de Faye démonte cette caresse de l’indicible fomentée par des concepts totalitaristes aussi dilatés qu’elliptiques afin que surgisse perfidement et insidieusement la mort de l’être au nom d’une religion d’empire total et en une narration enveloppée au fil du temps selon diverses figures ( on aimerait au passage voir Faye se coltiner au Quichotte de Cervantès dans sa relecture de l’histoire, sans nul doute il pourrait en faire bon usage).
Portant le faix et la profusion « confusible » des langages totalitaires, Faye montre comment résister à leur inféodation. Même si le livre se termine tragiquement sur l’entrée « Vernichtung / Extermination », Faye prouve qu’une philosophie peut venir à bout de celles qui réifient (donner le change) au lieu de transformer (donner du change) le monde. Le mouvement même du livre (où le rôle de Michèle Cohen-Halimi n’est pas anecdotique) devient la chanson de geste de la vie.
Le texte procède d’une dynamique, d’un développement géométrique. Il permet de visualiser les circonvolutions implicites des discours totalitaires d’hier et d’aujourd’hui (ou presque puisque manque la période la plus récente) jusqu’à former un immense oignon où se superposent bien des gangues. Face à eux demeure l’espace et le temps dans l’assomption du sensible et de l’intelligence. Les mots de Faye s’inscrivent dans un avènement qui face au plomb d’une pensée mortifère vibre dans la forêt des lignes, fugue en courbes noires et en pluie d’étoiles. Que faut-il y voir sinon la source du « vrai » langage ?
jean-paul gavard-perret
Jean-Pierre Faye, Eclats dans la philosophie, Editions Notes de Nuit, Paris, 2015, 250 p. - 23,00 €.