Ramon Lull part à la recherche de la fabuleuse cité du Prêtre Jean. Son périple le conduit à Apeiron, ville de verre plantée au coeur du désert
Au mois d’avril 1348, frère Nicolau Eimeric est appelé au chevet de son maître frère Gerónimo, qui semble ne pas devoir se relever de la peste. Le vieux moine rassemble ses ultimes forces pour inviter son disciple à lire attentivement l’impressionnante masse de parchemins qu’il tient serrés dans un coffre. Ces documents ont été rédigés au cours des années durant lesquelles il exerça la fonction de commissaire de la Sainte-Inquisition. Parmi ces pages se trouve le compte rendu de l’enquête menée contre Ramón Lull, l’illustre savant surnommé “le Docteur Illuminé”. Et surtout le récit détaillé de son fabuleux voyage. Folie ? Hérésie ? Ces interrogations n’ont jamais cessé de peser sur l’âme de frère Gerónimo, et il met à profit son agonie pour se libérer de ce fardeau et se confier à son disciple…
Ces deux personnages de moines, brossés à grands traits dans l’incipit pour ne réapparaître qu’à la fin, dans la peroratio, incarnent une institution tristement célèbre, la Sainte-Inquisition, mais n’ont qu’un rôle passif de témoin face au récit qui occupe l’essentiel du livre. Notons au passage que Nicolau Eimeric est une figure historique qui laissa à la postérité un manuel à l’usage de ses confrères inquisiteurs et que - simple coïncidence ou confluence d’inspiration — l’Italien Valerio Evangelisti a fait de lui le héros d’une série de romans de science-fiction.
Pris entre incipit et peroratio donc, les propos de Ramón Lull. Ils retracent une fabuleuse expédition vers la cité mythique de Prêtre Jean qui, sous-tendue par un objectif politique et une énigme historique, tourne au cauchemar puis à la féerie scientifique avant de s’achever dans un paroxysme horrifique. Ce périple est surtout un voyage initiatique parce qu’à travers la quête d’un lieu légendaire des hommes sont poussés aux confins les plus obscurs de leurs convictions et de leurs connaissances. Ramón Lull en rapporte tous les replis, des plus horribles aux plus lumineux, et ses descriptions, abondantes, sont d’une précision telle qu’il est parfois difficile de visualiser ce à quoi elles ont trait. Qu’il s’agisse de mécanismes étranges, aperçus entre autres à Apeiron, la cité de verre plantée au cœur du désert — Jules Verne n’est pas loin… — ou de créatures maléfiques — et là ce sont les entrelacs délirants de corps hybrides et monstrueux peints par Jérôme Bosch qui se profilent comme en ombre portée. Mais il faut dire que ces “choses vues” dépassent l’entendement du narrateur et la minutie de ses descriptions est à l’aune des efforts qu’il déploie pour décrypter toutes les étrangetés auxquelles il est confronté.
La Folie de Dieu est un texte dont les moindres composantes sont hautement signifiantes et l’on pourrait — sans doute avec profit - gloser d’abondance sur ce qu’il donne à voir de l’homme, sur le visage inhabituel et complexe qu’il offre à la sempiternelle lutte entre le Bien et le Mal. Mais point n’est besoin de s’aventurer aussi avant dans l’analyse et l’interprétation pour goûter ce roman qui demeure une solide construction littéraire vouée au plaisir de la lecture. Lecture qui se heurte pourtant à nombre de coquilles et de fautes, (“être habilité de…”, par exemple) au point que l’on s’interroge sur le soin qui a été apporté à la relecture des épreuves. La traduction aussi suscite quelques froncements de sourcils : des expressions telles que “tomber dans les pommes” ou “j’en sais rien” sonnent bizarrement dans la bouche de Ramón Lull ; plutôt relâchées, elles conviennent mieux à des soldats un peu rustres qu’à un narrateur lettré…
Bâti selon un schéma narratif classique — le moribond porteur d’un lourd secret gisant dans de vieux documents qui lègue ces derniers à un confident venu l’assister dans ses dernières heures — La Folie de Dieu appartient à ce genre romanesque qui mêle avec bonheur immersion dans le passé, références érudites à d’authentiques théories et fantaisie souvent débridée. Sans doute le fait de n’être pas spécialiste de l’œuvre et de la pensée de Ramón Lull — ou, à tout le moins, des mentalités et de l’imaginaire médiévaux — privera-t-il certains lecteurs d’un angle d’interprétation primordial du roman. Reste, quoi qu’il en soit, cette jubilation un peu enfantine — mais si rafraîchissante et que l’on s’en voudrait de bouder — de se plonger dans une formidable épopée brassant à l’envi combats acharnés, voyages lointains, cohortes de monstres et incursions en territoires hostiles. L’on retrouve là merveilleux légendaire, symbolique biblique, extrapolations scientifiques à la Jules Verne, et l’on tremble, on s’enthousiasme, on découvre le monde par les yeux de Ramón Lull comme si les connaissances d’aujourd’hui cessaient d’avoir cours le temps de lire ces 500 et quelques pages, que l’on parcourt avec avidité malgré les multiples échardes d’achoppement qui entachent le texte.
isabelle roche
Juan Miguel Aguilera, La Folie de Dieu (traduit par Agnès Naudin), Au Diable Vauvert, 2001, 532 p. — 14,50 €. |
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