Avec les romans du cycle des Mythagos, de Robert Hodlstock, plongez en apnée au coeur d’une bien étrange forêt
A la croisée des mythes
Comme dans un conte mythologique issu de la “matière de Bretagne”, il y a une forêt mystérieuse, des quêtes, des épreuves ; comme dans un roman de science-fiction, il y a une intrigue scientifique dont la solution semble se profiler au terme d’explorations diverses ; comme dans un récit fantastique enfin, espace et temps sont constamment bouleversés et les phénomènes psychiques jouent un rôle important. Et puis, ici et là, quelques traits appartenant à la littérature enfantine. Robert Holdstock brasse tous ces éléments, les mêle et les pétrit en une architecture monumentale, échappant aux classifications, composée de cinq romans passionnants, envoûtants — déconcertants aussi.
Au cœur de ce vaste ensemble, la forêt des Ryhope, grands propriétaires terriens. Une forêt dite “primitive”, demeurée inchangée ou presque depuis la dernière glaciation et assez peu étendue — à peine un point sur une carte… Au fait, le bois y figure-t-il vraiment ? George Huxley, un scientifique habitant juste à côté et dont la spécialité n’est pas précisée, lui consacre tout son temps, remplit des carnets de notes diverses la concernant… en devient obsédé. Mais cet intérêt forcené n’a rien à voir avec la botanique ou la paléontologie : Huxley étudie la genèse des mythes et des légendes à travers les créatures qui vivent dans la forêt. Ni hallucinations, ni fantômes, ni survivants pourvus d’une exceptionnelle longévité, ces créatures sont autant de héros et de personnages légendaires avec qui on peut converser, entrer en contact physique… Huxley les nomme mythagos, terme issu de la fusion de “mythe” et d’imago : ce sont des “images du mythe” nées au sein de la forêt sous l’impulsion de l’inconscient humain.
La forêt s’avère être à la fois monde parallèle obéissant à ses propres lois — sorte de millefeuille spatio-temporel laissant voir toutes ses strates -, sanctuaire, zone d’accès à l’Autre monde et lieu d’aventure. Mais au-delà de ce statut narratif à facettes multiples, la forêt est aussi métaphore des recoins les plus obscures de l’inconscient humain, et représentation de la matrice — avatar sans doute de cette conception ancienne de la déesse mère assimilée à la terre. Fécondée par les représentations de l’esprit humain, elle engendre. Et les scènes de fécondation abondent, avec pour pendant les descriptions de cadavres et de dépouilles. C’est le cycle universel de la nature qui est invoqué, par-delà toutes les figures dont les mythes ont pu le revêtir. Et toute exploration de la forêt des Ryhope revient ainsi, pour celui qui l’entreprend, à une confrontation à l’émergence de son animalité, de sa part d’instincts archaïques. Il n’est pas innocent d’ailleurs que ce soit Huxley, représentant de la “loi du père”, qui finisse par prendre la forme monstrueuse de l’Urscumug, cet esprit élémentaire et viril régi par la force brute, en réponse à la figure maternelle non dénuée d’ambivalence de la sylve. Enfin, sous tous ces visages, la forêt est métaphore de la complexité de cette fresque littéraire dont elle est le point focal.
Laquelle fresque reprend à son compte, outre certains attendus de la science-fiction et du fantastique, les thèmes fondateurs de la plupart des mythes et légendes — puisés ici dans le domaine celtique — tels que la quête, les conflits entre ascendants et descendants, entre frères, intercessions d’animaux fabuleux ou d’êtres féeriques, incursions dans l’au-delà… De fait, ils sont largement actualisés par les interactions qui se nouent, d’un roman à l’autre, entre ces mythagos et ceux de l’extérieur — Huxley, ses deux fils, d’autres aussi tels Alex le passe-broussaille ou Tallis, la Séductrice-de-Gaillard-Ecorné dans Lavondyss. Mais ces relations s’établissent et se développent dans un contexte curieux où les protagonistes étrangers à la forêt s’intègrent totalement — et “naturellement”, si l’on peut dire — à cet univers aux lois inhabituelles sans pour autant perdre ce recul qu’ils doivent à leur origine “extrasylvestre” — et sans que celui-ci interfère dans l’accomplissement de leur aventure.
Cinq romans passionnants, donc, et déconcertants par le mélange des genres dont ils procèdent, par le chaos spatio-temporel dans lequel évoluent les personnages, par la cohabitation permanente de l’humour — voire de la farce — avec le macabre et le sordide, par la cohésion assez lâche enfin qui les lie. Au lieu de constituer un réseau de lignes convergeant vers un véritable dénouement du cycle des mythagos — une sorte de leçon finale qui ferait se croiser les différents protagonistes et la solution de leurs quêtes respectives — ils forment en effet des unités autonomes, tissant entre elles des liens narratifs à la fois patents et flous. Comme s’il revenait à chaque lecteur de substituer aux périples retracés au fil des pages sa propre errance au cœur de la forêt des Ryhope, sa propre quête — son voyage au fond de lui-même, là où flottent dans une sorte de soupe primordiale tous ces germes dont naissent les rites et les mythes, individuels ou collectifs.
isabelle roche
Robert Holdstock, La forêt des mythagos — l’intégrale (tomes 1 et 2 ; traductions de W. Desmond et P. Marcel), Denoël “Lunes d’encre”, 2001 Tome 1 : “La Forêt des mythagos”, Lavondyss”, “La Femme des neiges”, 829 p. — 30,00 €. Tome 2 : “Le Passe-broussaille”, “La Porte d’ivoire”, 668 p. — 25,00 €. |
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