Hugo Marsan, La Gare des faux départs

Si dans les joutes spor­tives un faux départ dis­qua­li­fie sou­vent l’individu qui s’y laisse prendre, qu’en est-il dans la vie ordinaire ?

Si dans les joutes spor­tives un faux départ dis­qua­li­fie sou­vent l’individu qui s’y laisse prendre, qu’en est-il dans la vie ordi­naire ? L’homme, la femme volon­taires et épris d’ambition qui ont orienté toute leur exis­tence en fonc­tion d’un seul et même but peuvent-ils jamais être assu­rés de ne pas avoir été abu­sés à leur corps défen­dant ? Les prin­cipes sur les­quels ils ont construit leur image ne sauraient-ils pas un jour, plus tard, se révé­ler comme infon­dés et des­truc­teurs ? L’on peut bien pen­ser la vie comme une course per­pé­tuelle ou comme un voyage infini. Les êtres comme des auto­mates spi­ri­tuels ou des déi­tés de l’abnégation. Pour réflé­chir l’ensemble de ces caté­go­ries, Hugo Mar­san se penche ici sur un cas qui concerne ce divers modes d’exister : la figure de l’acteur. Plus pré­ci­sé­ment le cabo­ti­nage d’une célèbre actrice fai­sant son come-back à 85 ans et le tra­vail de mémoire d’un met­teur en scène tra­quant les épou­van­tails de son passé, sur fond de Troi­sième Guerre mon­diale sur le point d’éclater. D’un côté, Marthes Desportes, alias Cora Val­more ; de l’autre, Daniel Des­gourgues, alias Edgar Mer­son. Point com­mun : la ville de Dax, dans le sud de la France, l’amour du théâtre et le temps qui fuit. Le culte du double sur­tout, et la dif­fi­culté à savoir qui l’on est vrai­ment quand on n’a jamais pu/voulu vrai­ment affronté d’où l’on venait.

Ce n’est pas la pre­mière fois qu’Hugo Mar­san met à vif la psy­ché de per­son­nages afin de mesu­rer leur de gré d’humanité, enten­dez de gran­deur et de fai­blesse mêlées. Mais si, dans son recueil de nou­velles Place du bon­heur, cette quête-là incom­bait à des indi­vi­dus sans rap­port entre eux, ce roman-ci se veut au contraire une par­faite (re-)construction des liens infimes inalié­nables, ténus mais tenaces, éva­nouis des mémoires du pré­sent mais réac­ti­vables par un deus ex machina, qui relient un à un les pro­ta­go­nistes de cette vaste pièce tragi-comique qu’est la vie humaine. Cora et Edgar, doubles talen­tueux de Marthes et Daniel, médiocres mal aimés de leur famille, sont des per­sonnes qui ont “réussi” : le masque de la recon­nais­sance sociale qui affuble leur vrai visage ren­voie pour­tant au désert affec­tif dès qu’on men­tionne un père absent et l’amour d’une mère au par­cours tout sauf rec­ti­ligne. Il fau­dra une pièce d’Edgar écrite en hom­mage à sa mère, chef de gare aux envi­rons de Dax pour que la vérité éclate en une gerbe de rémi­nis­cences, qui retom­be­ront sur tous les par­ti­ci­pants de l’aventure, non sans cau­ser de dégâts col­la­té­raux — mais aussi peut-être réveiller sous la cendre de la grise rési­gna­tion la braise de l’amour inconditionnel.

Après tout, une gare, avant que d’être l’endroit où se confondent départ et arri­vée, c’est avant tout un lieu de triage. On y sépare ce qu’on emmène volon­tiers avec soi, dans ses valises, de ce qu’on pré­fère lais­ser sur le quai. Un tra­vail de tri cri­tique, de pon­dé­ra­tion défi­ni­tive qui prend tout son sens lorsque c’est le rap­port aux autres qu’on juge ainsi. Jeu dans le jeu, acteur de la vie contre comé­dien de la farce, la pièce (La gare de départ) dont accouche Mer­son devient mal­gré lui l’occasion d’un magni­fique règle­ment de compte entre ceux qui rêvent de brû­ler les planches, quitte à sa sacri­fier le reste, et ceux qui les regardent faire, en y pre­nant par­fois du plai­sir. Il faut un talent cer­tain pour l’auteur qui veut faire un clin d’oeil lit­té­raire à un regres­sus qui pour­rait bien être ad infi­ni­tum. Ca tombe bien : H. Mar­san n’en manque pas, et il nous pro­mène avec une aisance qu’on lui envie d’un héros à l’autre, se jouant des temps comme des com­plexes casuis­tiques. Les mêmes situa­tions abor­dées sous un angle dif­fé­rent selon qu’on est à la place de tel ou tel de ceux qui la vivent s’éclairent ainsi d’une pro­fu­sion de sens et d’enrichissements herméneutiques.

Ce qui nous parais­sait fort sin­gu­lier en ouvrant l’ouvrage (l’attraction/répulsion entre Cora et son fac­to­tum Mar­got, le manque d’amour de Cora envers son fils, l’élan dou­teux d’un beau-père pour sa fille, le sta­tut des filles-mères dans les années 30, la pul­sion homo­sexuelle répré­hen­sible de ceux qui n’aiment que les indi­vi­dus de leur même sexe, l’absoluité ver­sa­tile du désir…) se teinte alors pro­gres­si­ve­ment en matière uni­ver­selle où, sous cou­vert de par­ler théâtre, on parle amour et ami­tié, jeu­nesse et vieillesse, plé­ni­tude et incom­plé­tude, men­songe et vérité. Ces vieux couples du train-train ordi­naire qui jamais ne déraillent et sous la plume alerte d’un roman­cier au faîte de son art, vous invitent à un périple sans escale : la décou­verte de soi, au-delà des para­vents altruistes. Hugo Mar­san écrit comme une arai­gnée tisse sa toile, il ember­li­fi­cote le lec­teur avec maes­tria pour le man­ger tout cru. La gare des faux départs est un hymne de haute volée à la comédie-fiction et au dédou­ble­ment qui en ravira plus d’un. Une tra­ver­sée hou­leuse des sou­ve­nirs nous consti­tuant à notre insu dont le terme (la recherche idio­syn­cra­sique de “la place du bon­heur”) n’est en défi­ni­tive pas si éloi­gné que cela de la quié­tude et de l’art de vivre lis­boètes que chan­tait le pré­cé­dent opus. Qui a dit qu’Hugo Mar­san n’avait pas de suite dans les idées ?

fre­de­ric grolleau

   
 

Hugo Mar­san, La Gare des faux départs, Mer­cure de France, juillet 2002, 195 p. — 16,50 €.

 
     
 

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