Dominique Gilbert, Joey’s

Hey Joey !

Anne Cri­gnon avait rai­son lorsque, fai­sant le point au début du siècle sur les écri­vains qui publièrent leur pre­mier roman au cré­pus­cule du pré­cé­dent, elle  écri­vait : « Domi­nique Gil­bert, psy­chiatre pari­sien tra­vaillant non­cha­lam­ment à un éven­tuel troi­sième roman pour Gal­li­mard est « un écri­vain dor­mant » qui pour­rait être réac­tivé à tout moment ». Ce roman n’a jamais vu le jour chez Gal­li­mard. Mais 14 ans plus tard, celui-ci (ou un autre ?) est publié aux Edi­tions du Lit­té­raire. Fidèle à son goût pour la briè­veté nar­ra­tive et l’insolence, sen­sible à toutes les impres­sions sen­suelles, l’auteur devient le nar­ra­teur d’un de ses sem­blables qui doit lui res­sem­bler sous cer­tains aspects comme un frère. Ren­trant chez lui, il est “accueilli dès les pre­mières marches par les grat­te­ments de la nuit” . Quoiqu’elle fût bien avan­cée et  mal­gré l’ivresse ou à cause d’elle, le héros prend le temps de savou­rer « le frêle bruit d’aventure de petites pattes grif­fues sur le zinc sonore” ou d’autres les chuin­te­ments tac­tiles plus ou moins dou­teux.
Un tel héros est du type à ne jamais vou­loir s’attarder mais qui ne fait que ça. Ni per­dant magni­fique ni gagneur redou­table il prend la vie sinon à l’envers du moins à côté.
Ce qui donne au roman un charme redou­table qui ne mène pas for­cé­ment où l’on croît. Quoique psy­chiatre, Gil­bert ne fait pas en effet dans l’analyse. Il a mieux à faire : à savoir s’en amu­ser et perdre son lec­teur dans des méandres de faits. Objets, visages, sou­ve­nirs, pro­jets vagues, lieux d’ici (Paris) ou de là-bas (New-York) peuplent l’existence du soli­taire plus ou moins com­pul­sif qui ne cesse de se réfu­gier (pour fuir la réa­lité) dans des détails pra­tiques : véri­fi­ca­tion d’horaires ou de noms sur une plaque de cuivre, achats divers, emprunt d’une pas­se­relle.
L’auteur reste de ses écri­vains sédui­sants qui affec­tionnent des scènes de la vie qui deviennent de fait « des scènes de la scène ». Comme si la vie elle-même était un roman de gare où il ne se passe rien de signi­fi­ca­tif parce que leur met­teur en scène ne s’y arrête pas ou mal.

Du coup, l’objet d’écriture semble ne rien fon­der. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme. Sauf bien sûr lorsqu’arrive l’épisode final. La « chute » du roman est à la fois inat­ten­due et évi­dente puisque la source énon­cia­tive de texte consiste à détruire ce pour quoi le récit se fait et se défait. Nul besoin donc de l’instauration d’une ori­gine et d’une inten­tion. Le roman avance pour dégé­né­rer et géné­rer de « l’incompréhensible » évident. Une telle conjonc­tion est à elle seule un défi à la loi du genre.
Mais Gil­bert n’en a cure. Son per­son­nage est à la fois nor­mal et détra­qué, du genre « bor­der­line » mais au milieu de la rue comme au sein d’une fic­tion de la marge et du mar­gi­nal sans que rien n’en soit dit. Ou si peu. L’auteur s’inscrit dès lors dans une tra­di­tion roma­nesque contes­tée par cer­tains : Kafka, Pin­get ne sont pas loin. La fic­tion à la fois s’affole et se creuse. Elle refuse de consti­tuer un uni­vers achevé de repré­sen­ta­tion. Il y a là — mais presque sans y tou­cher — ce que Der­rida appela la « folie du genre » puisque la parole plus que le réel devient l’objet de la repré­sen­ta­tion.
Le nar­ra­teur y ins­truit le mono­logue d’un homme seul et relève d’une rup­ture géné­rique avec le mode dra­ma­tique — en dépit de sa clé. Une fois tour­née, le lec­teur com­prend que Domi­nique Gil­bert écrit non seule­ment par plai­sir mais pour inven­ter du monde autour de son per­son­nage. Qu’importe s’il n’est plus capable d’écouter son men­tor à l’inverse du per­son­nage de Mahu qui écou­tait Pin­get. N’en demeure pas moins un « dia­logue » inté­rieur des plus cor­ro­sifs. Il devrait don­ner à l’auteur une recon­nais­sance que ces deux pre­miers romans n’ont pas eue. Pour­tant ils le méritaient.

jean-paul gavard-perret

Domi­nique Gil­bert, Joey’s, Les édi­tions du Lit­té­raire, 2015, 186 p.- 18,00 €.

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