Marie-Hélène Lafon, Mo

En qua­torze sta­tions, l’histoire d’amour-chemin de croix qui se noue entre Mo et Maria

Le monde selon Mo

Mo vit chez la mère — la sienne mais qui ne sera jamais déter­mi­née autre­ment que par l’article défini, comme si elle incar­nait un absolu de l’essence mater­nelle. Il prend soin d’elle : alour­die, vieillie, elle est à la limite de l’impotence. Le père est mort. Les frères, Karim et Mou­nir, vivent ailleurs. Mo tra­vaille au centre. Mo, c’est le dimi­nu­tif de Moham­med — un pré­nom que la mère ne lui donne jamais en entier : elle le réserve à un fils défunt, mort bien des années avant la nais­sance de Mo. Comme si Mo n’était qu’un être par­tiel, un mor­ceau d’enfant regretté puis rêvé faute de pou­voir le retrou­ver. Et puis c’est un “lent” — quelque chose en lui n’a pas été au terme de son déve­lop­pe­ment. En clair, Mo est un attardé men­tal — ce qui, jus­te­ment, n’est jamais dit de façon expli­cite dans le texte : juste sug­géré. Mo, enfin, sonne comme une approxi­ma­tion de “mot” - sa trans­crip­tion pho­né­tique, pro­cédé auquel recourent ceux dont l’orthographe est incer­taine. Et l’on peut sans déflo­rer le texte dire que les fautes d’orthographe de Mo vont pré­ci­pi­ter son destin.

L’exis­tence de Mo est stric­te­ment ritua­li­sée, bali­sée par les soins qu’il donne à la mère — Le jeudi était le jour des pieds — la tenue de l’appartement, son tra­vail au centre. Un enchaî­ne­ment de gestes que va per­tur­ber l’apparition de Maria, ven­deuse à la Ronde des pains. Elle est nou­velle. Mo va en perdre le som­meil : il va se mettre à dérou­ler des films avec Maria. Puis cet élé­ment nou­veau dans sa vie va s’y insé­rer, ritua­lisé lui aussi, sans que les rouages déjà ins­tal­lés se grippent. Du moins pas tout de suite…

D’une écri­ture épu­rée à l’extrême, qui réduit le plus sou­vent les phrases à un sujet, un verbe et un com­plé­ment — quand ce der­nier n’est pas absent, et l’on est alors dans l’absolu de la rela­tion entre l’acte et son sujet, la phrase car­rée dans l’accomplissement d’un geste, l’adoption d’une atti­tude : Il écou­tait. ; Il savait…) — puis qui les jux­ta­pose, sépa­rées par des points ou des vir­gules mais ne les liant que très peu sou­vent par des coor­don­nants ou des subor­don­nants, Marie-Hélène Lafon donne à voir le monde selon Mo. Elle ne raconte pas la vie de son per­son­nage, mais tra­duit par son écri­ture la rela­tion que Mo entre­tient avec le monde exté­rieur : une rela­tion bor­née à un envi­ron­ne­ment res­treint, à des émo­tions et des per­cep­tions abruptes — ou dont les finesses ne passent pas, pour Mo, le cap des mots et donnent lieu à des rap­pro­che­ments som­maires. Signe sans doute que le lan­gage est pour lui quelque chose d’empêché, de dif­fi­cile, le texte ne com­porte aucun dialogue. 

Si l’on est d’abord tenté de situer le style de Marie-Hélène Lafon dans cette mou­vance actuelle qui cultive le mini­ma­lisme et fuit les phrases com­plexes au point de recou­rir sans cesse aux pro­po­si­tions ellip­tiques sous cou­vert de “res­ti­tuer l’immédiateté et la ful­gu­rance de la pen­sée et de la sen­sa­tion”, l’on revient très vite sur cette impul­sion pre­mière : l’on est en pré­sence d’un tra­vail qui pousse la langue dans ses ultimes retran­che­ments et ne doit rien à une quel­conque incli­na­tion à la faci­lité. L’écriture est abrupte et dense ; ban­nis­sant les cir­con­vo­lu­tions, les nuances et les conces­sions, elle a des lignes pures, dures. Pas d’interstices pos­sibles, où se glis­se­rait quelque fluc­tua­tion : les phrases sont de beaux blocs lisses, taillés de façon à s’ajuster à la per­fec­tion l’un à l’autre. On pense “marbre” ; à l’image des phrases, les corps tiennent de la sta­tue : évo­qués dans leur encom­bre­ment, dans leur façon d’occuper l’espace — qu’ils soient mas­sifs ou gra­ciles — ils semblent cho­si­fiés. Pour­tant la chair pal­pite de façon très sen­suelle : les mots la serrent au plus près de sa vie secrète et en disent la cou­leur, les teintes, les tex­tures — rêche, râpeuse, douce, soyeuse, tiède — avec une minu­tie extrême.

Il est un autre fac­teur capi­tal, qui condi­tionne la lec­ture de ce roman : les réfé­rences chris­tiques que Marie-Hélène Lafon a mul­ti­pliées autour de Mo. D’abord le décou­page de son récit : pas de cha­pitres mais des “sta­tions” — qua­torze — comme pour un che­min de Croix. Le livre est ceint d’un ban­deau men­tion­nant “his­toire du fils” ; Mo a 33 ans. Il lave les pieds de la mère — l’important rituel de ces ablu­tions, le détail des linges, des sen­teurs, des impres­sions tac­tiles pro­cu­rées par l’eau, la peau, les tis­sus… rap­pelle “Litur­gie”, la nou­velle si bien nom­mée qui témoi­gnait, elle aussi, d’un rituel de toi­lette consa­crant un lien filial. Et Mo éprouve un attrait irrai­sonné pour la reli­gion des chré­tiens : il voit la messe à la télé le dimanche, aime écou­ter son col­lègue Jo lui par­ler de Jésus — mais pas de reli­gon. Sans doute y a-t-il de la part de l’auteur une inten­tion très pré­cise — moins dans le recours à ces réfé­rences que dans la manière dont elles sont uti­li­sées. Mais l’on se bor­nera au constat : pas d’extrapolation mal à propos. 

Cette “his­toire du fils” ne raconte pas, mais des­sine peu à peu le visage d’un trouble men­tal — et Marie-Hélène Lafon déploie un talent rare pour le lais­ser pres­sen­tir par toutes petites touches, des indices qui ne prennent leur sens qu’à la qua­tor­zième sta­tion, quand Mo se met à ânon­ner en boucle, comme un man­tra, le numéro de télé­phone de son frère. Les réité­ra­tions de mots, de mor­ceaux de phrases deviennent alors, rétros­pec­ti­ve­ment, autant d’inscriptions dans le récit de ces atti­tudes mono­ma­niaques qu’adoptent cer­tains per­tur­bés men­taux : se balan­cer indé­fi­ni­ment d’un pied sur l’autre, hocher la tête de droite et de gauche ou d’avant en arrière… etc. L’écriture mime ce dys­fonc­tion­ne­ment au lieu de le décrire ; plus exac­te­ment elle le trans­crit à la manière du sty­let qui trans­pose sur une feuille de papier les impul­sions du cer­veau que lui impose l’électroencéphalographe.
Oui, on décèle là un art lit­té­raire consommé pour signi­fier par les seules qua­li­tés intrin­sèques de l’écriture, et qui impose au lec­teur d’attendre la fin du texte pour qu’il puisse mesu­rer toute la por­tée de ce qu’il vient de lire. Magistral.

isa­belle roche

   
 

Marie-Hélène Lafon, Mo, Buchet-Chastel, février 2005, 148 p. — 13,00 €.

 
     
 

1 Comment

Filed under Romans

One Response to Marie-Hélène Lafon, Mo

  1. Arnaud

    Merci pour cette très belle et fine cri­tique. Pour avoir lu d’autres oeuvres de Marie-Hélène, je sais ou je sens qu’elle a ici déli­bé­ré­ment rétréci son voca­bu­laire (à l’opposé des Pays par exemple où elle raconte au contraire un iti­né­raire d’apprentissage “posi­tif”). J’ai beau­coup aimé le per­son­nage de Mo, mais jusqu’à vous lire je n’arrivais pas à sai­sir la fin, très déran­geante et impla­cable. J’ai com­mencé Organes, beau recueil de nou­velles cru et sen­sible, tou­jours sen­suel, j’aime cette qua­lité dans son tra­vail d’exploration de la langue, c’est une intel­lec­tuelle char­nelle, ce n’est pas si fréquent !

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