Deux atlas pour une révolution
Il est temps de sortir les cartes du double carcan utilitaire et normatif dans lequel elles ont été progressivement enfermées à coups d’exercices scolaires, d’informations médiatiques et de plans de communication. Jamais le citoyen, le consommateur et le conducteur n’ont été autant ciblés par une profusion de cartes qui l’informent, l’orientent et le guident. La carte est un savoir imposé par un auteur qui se cache, souvent. Elle n’affiche que trop rarement son statut de création. D’oeuvre. La carte est une créature étrange qui ne suppose aucune nuance et ne supporte ni rature, ni dialogue. On attend d’elle qu’elle distribue, partage, explique et planifie de manière neutre et objective. En cas de désaccord cartographique, c’est la guerre ; à coups de cartes ! Autoritaire, la carte est censée dire ce qui est là, et ce qui n’est pas là, ce qui est à qui et ce qui est à quoi. La carte est un pouvoir et un faux-semblant. Il faut désormais la faire provocante, impertinente au sens le plus noble du terme, au sens le plus citoyen. Un savoir qui ne s’approprie pas est un savoir mort. Rendez-nous les cartes ! Allons les chercher. A la Bastille !
Cette (re)conquête ne peut se faire qu’à coups d’ouvrages et de propositions. Les éditions des arènes ont publié deux atlas qui contribuent à la lutte, chacun à leur manière. Deux atlas de combat sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour proposer 3 articles à une future Déclaration des Droits de la Cartographie.
Article 1er : Tous les hommes naissent libres de penser et de faire les cartes. Les distinctions cartographiques ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune (et encore… ce dernier point reste à discuter.).
Yanko Tsvetkov est un artiste, illustrateur graphique né en Bulgarie, installé aujourd’hui en Espagne. Il a travaillé dans toute l’Europe. En 2009, il a publié comme ça, pour rire, une carte humoristique de l’Europe sur iIternet. Le délire cartographique a fait boule de neige. Il est devenu projet éditorial et les cartes se sont multipliées, toutes plus drôles les unes que les autres. L’histoire de l’Europe est revisitée à coups de sabres et de clichés. L’Europe, le monde est ses régions sont croqués en faisant varier les imaginaires collectifs. L’Europe de Berlusconi est une Europe de filles multiples. Subjectif et subversif, l’Atlas des préjugés fait écho au monde dans lequel nous vivons. Fermez les yeux, dites le nom d’un territoire… Russie, Moldavie… que voyez vous? En jouant sur les identités et les représentations il nous propose la meilleure manière de vivre ensemble : par le rire. Un rire salutaire et éclairant. C’est l’atlas d’un gai savoir.
Article 2 : Aucune carte ne peut prétendre être plus objective qu’une autre. Aucune carte n’a le droit d’imposer aux autres cartes un mode particulier de centrage, de projection et de modalité de représentation.
Article 3 : Tout sujet, qu’il soit fictif ou concret, mérite une cartographie.
L’Atlas global dirigé par Christian Grataloup et Gilles Fumey vient avec force affirmer un principe : on peut faire carte de de tout bois : du bonheur, des voyages de Tintin et des canons de beauté du monde. Cet atlas n’est pas seulement descriptif et explicatif (des enjeux actuels sont posés : énergie, climat, Internet), il est aussi manifeste. Il nous invite à multiplier les approches (prisonniers dans le monde, cinéma, football) et à faire varier les perspectives géographiques et historiques (la résistance des Amérindiens, le Babel linguistique du XVͤ siècle). Le monde s’apparente ici à une matière vivante, multiple, désordonnée, qui ne peut se réduire à des cartes classiques et ordonnées de ressources, de flux, de villes, de pays et de ports.
L’Atlas global est un atlas qui tourne comme la terre et assume enfin l’exotisme du regard. Nourri par l’important courant de l’histoire globale, il propose à sa manière d’assumer non seulement le monde actuel, tissé, fabriqué par la mondialisation mais également de redessiner son histoire, de revenir sur une cartographie explicative du monde qui pendant très longtemps a mis l’occident au centre des évolutions. Cet atlas contribue à un véritable aggiornamento. Le savoir cartographique européen, déterminé comme marqué au fer rouge par la domination occidentale du monde, n’a pas pu représenter le monde autrement que dans cette perspective. Il a besoin de sortir du paradigme occidental usé pour mieux raconter le monde d’aujourd’hui, tel quel. Tel qu’il est et tel qu’il a été.
Alors, citoyens, à vos cartes !
camille aranyossy
- Yanko Tsvetkov, Atlas des préjugés, (traduit et adapté de l’anglais par Jean-Loup Chiffet). Editions les arènes, Paris, septembre 2014, 80 p. — 14,90 €.
- Christian Grataloup et Gilles Fumezy (dir), L’atlas global, 60 cartes inédites : un autre monde émerge sous nos yeux, Editions les arènes, Paris, novembre 2014, 149 p. — 24,80 €.