Frank Smith, Surplis

De l’amour

Ecrire à quelqu’un « je pense à toi » cache bien des équi­voques. Des mal­en­ten­dus se dressent au sein même de l’espace de pas­sage entre l’émission et la récep­tion du mes­sage. Pour le prou­ver dans une série de com­po­sites mul­tiples (signes, traces, preuves, indices, legs), Frank Smith dresse ce qu’il nomme un « livre-plateau » où chaque pen­sée vers l’autre porte au bord d’un pré­ci­pice : le mes­sage peut se perdre, errer, brû­ler ou être brûlé. L’opération est dans la lignée des poètes « objec­ti­vistes » amé­ri­cains. Elle tra­verse non seule­ment la lit­té­ra­ture mais la phi­lo­so­phie, l’esthétique, le son, les théo­ries de la com­mu­ni­ca­tion en un trai­te­ment fac­tuel et « dis­po­sal » pour cher­cher à tou­cher la fron­tière où l’art (celui du pli cher à Deleuze comme de l’image) et la vie soit inter­agissent soit échouent.

Surplis est donc com­posé à par­tir d’un enquête filée et liée à la col­lec­tion de cartes pos­tales d’archives dépar­te­men­tale autour des décli­nai­sons d’énonciation de la for­mule « Je pense à toi ». L’auteur y a engen­dré son propre « Je pense à toi », mul­tiple et démul­ti­plié, en une créa­tion gra­phique ori­gi­nale due aux étu­diants de l’Ecole Estienne et agencé par Julie Patat. Le livre reprend de façon sin­gu­lière les cri­tères clas­siques de la com­po­si­tion édi­to­riale tout en détour­nant les normes de mise en page afin de faire d’une mul­ti­tude de frag­ments une com­bi­nai­son de pen­sées pliées les unes sur les autres par effets de cou­pures et d’envoi.
Le lec­teur est conduit à expé­ri­men­ter des laby­rinthes et emprun­ter des car­re­fours où il peut légi­ti­me­ment hési­ter. Les mots s’embranchent selon diverses lignes de redis­tri­bu­tion où la pen­sée elle-même s’étoile, ou se racor­nit dans l’univers trouble de l’intervalle du mes­sage. Preuve que dans ce « je pense à toi » il reste bien des blancs. Et des noirs. S’y jouent les ques­tions de l’identité et du seuil et par voie de consé­quence celle de l’apparentement. Les « plis » du livre défi­nissent des creux, des vides au sein de l’espace de la page.

Surplis  prouve que la matière du mes­sage (appa­rem­ment simple) est plus com­plexe que la vie. Elle s’y trouve par­fois per­due sous pré­texte de l’embrasser. C’est pour­quoi la matière poé­tique géné­rée par Smith n’est pas une sim­pli­fi­ca­tion de la vie mais son appro­fon­dis­se­ment. L’auteur prouve que, si les mots ne font pas for­cé­ment défaut, leur com­ment dire cache un com­ment ne pas dire. C’est aussi vieux que la psy­cha­na­lyse mais il est bon de le rap­pe­ler.
Néan­moins, un tel envoi peut deve­nir nou­velle affir­ma­tion de la poé­sie lorsqu’elle accepte le risque de pas­ser de l’endroit où tout se laisse dire jusqu’au lieu où tout se perd en une fin de non rece­voir ou s’extrapole par la “cris­tal­li­sa­tion” chère au Sten­dhal de De l’amour.

jean-paul gavard-perret

Frank Smith, Sur­plis, Edi­tions Argol, 2015.

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