Anne de Gelas, L’Amoureuse

A corps perdu

Face aux formes réduites et « média­tiques » d’images faites pour assu­mer la fonc­tion de gloire épi­pha­nique aux reflets qui asser­vissent aux illu­sions, Anne de Gelas impose le noc­turne pour atteindre une vérité. Exit les fausses lumières. Elle fonce dans la nuit de l’être pour en deve­nir « la luciola ». En un tra­vail mul­ti­forme et pro­fond, elle appa­raît comme une des artistes les plus sai­sis­santes de notre époque.
Par le noir et blanc, toute une vie intime mais pudique s’engouffre non sans mys­tère et trouble. Ces car­nets ont donné lieu à des expo­si­tions à Bruxelles et à des livres. L’amoureuse  reste le grand livre ouvert sur l’absence. Anne de Gelas a en effet perdu l’homme qu’elle aimait : depuis, son tra­vail de dia­riste, ses des­sins, ses pho­to­gra­phies et ses auto­por­traits témoignent de l’après : du trop glacé et du brû­lant. Un sen­ti­ment sombre dou­lou­reux fait résis­tance à tra­vers des pho­to­gra­phies au céré­mo­nial puis­sant, aus­tère presque inquiétant.

La souf­france, l’artiste s’en serait bien pas­sée : elle n’est pas pour elle le seul fervent de l’œuvre. Elle la tra­verse mais il y a dans son œuvre d’autres secousses, d’autres fer­ments. La mater­nité, des scènes fami­liales, des bai­sers, des plages tristes émergent non sans un éro­tisme larvé mais pré­gnant teinté de mys­tère mélan­co­lique. Il y a rien. Il y a tout. Jusque dans des phrases hachées pour en retar­der la fin. Et c’est aussi pour­quoi à par­tir de 2010 et la mort de l’aimé, Anne Gelas a mul­ti­plié l’autoportrait. Celui-ci devient un moyen de rem­pla­cer le regard du dis­paru. S’offrant à la vue de manière intime, l’auteure se par­tage dans une beauté empreinte de gra­vité. Ce qui tra­verse désor­mais le corps fait contre­point avec ses auto­por­traits anté­rieurs.
Sur­gissent une proxi­mité et un désir sans prise, entre dou­leur et par­tage, dans un rituel énig­ma­tique. L’intime est là sans osten­ta­tion mais pour­tant l’éros demeure. Tel un appel silen­cieux, tou­chant et sou­le­vant des ambi­va­lences. Coha­bitent le sen­suel, un affais­se­ment (très, très rela­tif) du corps en les stig­mates créés par le temps. La « beauté » rayonne sans pathos. Le vête­ment, peau de la peau, redouble et accuse les courbes. L’ensemble ouvre à une exhor­bi­ta­tion plus qu’à l’exhibition ou l’exhibitionnisme entre ce qui tient de la perte et du désir. Cela com­pose un « cairn » et fait de nous bien plus que des voyeurs : des cor­res­pon­dants clan­des­tins. La pré­sence invoque Dio­ny­sos plus qu’Hermès comme le dieu des lieux de pas­sages et de ce qui, sans lui, serait des vec­teurs de simples archives ou d’oubli.

Reste l’ambre et l’ombre d’un mono­logue à deux. Si bien que la ques­tion reste ouverte : dans quel lieu tombent les images de la nudité ? Il y à là un mélange d’eau et de terre, d’ombre et de lumière où la pho­to­graphe est tout sauf une fleur fânée. Elle vit pour que l’aimé puisse la voir encore éper­du­ment à côté du fils ado­les­cent. L’autoportrait demeure une adresse pieuse mais car­née afin de ne pas obs­cur­cir la pen­sée qui pense l’absent. Par pro­cu­ra­tion et à tra­vers le regard du voyeur, il saura de quoi est fait le mou­ve­ment qui hante celle qui demeure et cherche, en épou­sant le désert sous une nuit sans lune, à n’appartenir encore qu’à lui. Demeure néan­moins la vie. Comme un mince ruis­seau, elle coule à la fron­tière des mots et de leurs néces­saires défaillances. La pho­to­gra­phie n’est plus une enve­loppe, une sur­face mais la folie de leur dedans.
Face à l’empêchement, Anne de Gelas intro­duit l’âme et les larmes d’éros en une ivresse blanche. L’échancrure de l’existence est entrou­verte : le corps hante. Il ne cherche rien, pas même la caresse si ce n’est celle de l’enfant. Les bras glissent ou retiennent à l’extrémité, là où la vie comme un récit s’est défait dou­ce­ment avant de reprendre, à tra­vers mots et images, les stig­mates de la tra­ver­sée du mys­tère vers des suites de flo­rai­sons. Qui sait si son loin­tain ne fait pas déjà le jeu de la proxi­mité impen­sable ? Il ne s’agit plus d’attendre le som­meil. Car il n’existe pas de som­meil si pro­fond qui empêche le corps d’Anne de Gelas de battre.

Lire notre entre­tien avec l’auteure

jean-paul gavard-perret

Anne de Gelas, L’Amoureuse, Le caillou bleu, Bruxelles, 2014, 96 p.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Chapeau bas, Poésie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>