Les onze premiers (sur vingt) portraits de ce livre ont été publiés chez Cadex en 1989. L’ouvrage fit référence. Et sa nouvelle édition corrigée et augmentée va plus loin : aux cotés de Gertrude Stein, Burroughs, Cummings, Khlebnikov, Maïakovski, Lucette Finas, Hubert Lucot, Claude Minière, Valère Novarina, Marcelin Pleynet, Jean-Pierre Verheggen. Les neuf nouveaux essais parlent comme peu d’auteurs savent le faire de Sade, Jouve, Artaud, Ponge, Pasolini, Jude Stefan, Bernard Noël, Éric Clémens, Christophe Tarkos. Les analyses de Prigent n’ont rien d’universitaires même si peu à peu l’auteur semble désormais se mêler aux doctes et aux sages. Mais qui le connaît un peu sait qui se cache derrière le masque. Le poète reste plus bretteur que rhéteur.
Prigent, devant l’éternité du langage, en revendique et illustre les nécessaires irrégularités et les monstres sans quoi il n’est que lettre morte. Il défend ceux qui l’érotise et l’ « énergumène » avec subtilité (Pierre Jean Jouve), à coups de marteau (Jean-Pierre Verheggen) ou en inventant le « babil des classes dangereuses » : Valère Novarina aujourd’hui, Artaud Jadis. Les œuvres que retient Prigent sont donc celles qui décomposent (on dit aujourd’hui déconstruisent…) le langage pour le recomposer sur les franges de la lisibilité et où surgit soudain une jouissance.
L’auteur en profite pour montrer que sous les « bonnets rouges » de certains « litté-rateurs » se cachent des maître en pouvoir qui se déguisent en père Noël (sauf Bernard). Coiffer la langue ou son chef (Prigent étant Breton sait de quoi il parle) ne suffit pas à transformer le réel. C’est légender la littérature comme le politique sous pur effet de théâtralité « poujadiste ». « Aujourd’hui, plus que jamais, ne faut-il pas résister au destin totalitaire des communautés idéologiquement uniformes, panoptiques, tendanciellement carcérales ? » écrivait récemment l’auteur dans « Le Monde ».
Mais l’être (écrivain ou non ) coincé « entre les puissances mercantiles et médiatiques d’uniformisation planétaire du lieu et les replis identitaires (nationalistes, régionalistes, communautaristes) sur des lieux » ne doit pas se tromper de lutte. « Faire poète » ou révolutionnaire reste trop souvent pour Prigent une posture donc une imposture de ceux qu’il nomme les « pétomanes ». C’est pourquoi il en appelle aux auteurs qui n’écrivent que “dans un souffle” et qui refusent la fluidité facile d’éjaculations faciales. C’est pourquoi aussi l’auteur refuse les auteurs “d’inspiration”. Il préfère ceux qui expirent, qui soufflent dans une résistance à la coagulation de la forme et du sens, en un bégaiement systématique, en une suite de glissements d’ondes et de mouvements syllabiques corpusculaires. A lire absolument.
jean-paul gavard-perret
Christian Prigent, La Langue et ses monstres, POL, 2014, 320 p. - 21,90 €