Après plus de quinze ans d’absence, Ivan revient à Coal Run, sa ville natale. Pour attendre. Et replonger dans son passé
Telle une de ces scènes primitives chères à la psychanalyse qui, lovées au plus profond de l’inconscient déterminent à jamais les rapports de l’individu au corps et à la sexualité, c’est une catastrophe qui ouvre le récit, en trouant la terre comme la vie du narrateur, Ivan, et de ceux qu’elle enserre dans son étau… Le 14 mars 1967, à Coal Run, Pennsylvanie, une explosion ébranle la mine n° 9 des houillères J&P. le sol s’effondre de partout, et avec lui l’existence de toute une population.
Ce souvenir figure la scène d’exposition par excellence. Non seulement s’y posent l’unité de lieu du roman, la plupart de ses personnages clefs et l’événement qui va sceller leur destin mais s’y dévoile aussi la “mécanique” si l’on peut dire du récit — un entrelacs serré de diverses strates chronologiques difficiles à séparer les unes des autres pris en charge par Ivan, fils d’un mineur tué lors de l’explosion.
Après seize ans d’absence, Ivan revient à Coal Run. Un retour d’autant plus difficile à expliquer que son départ avait été pour le moins brutal. Et qu’il donne toujours l’impression d’être sur le point de déguerpir à nouveau malgré le poste de shérif adjoint qu’il occupe. Il a pourtant retrouvé sa mère, sa sœur, et la plupart de ceux qui avaient constitué son horizon d’enfant puis d’adolescent…
Scindé en six journées - de “Dimanche” à “Vendredi” — le présent de la narration est comme dilaté hors de sa durée effective par les souvenirs incessants qui envahissent à tout bout de champ l’esprit d’Ivan. Mais entre ces couches réminiscentes se devine peu à peu l’attente fébrile d’un événement qu’Ivan espère et redoute à la fois parce qu’il cristallise une erreur de jeunesse aux conséquences terribles. Il traîne avec lui une culpabilité pesante dont il ne parvinet pas à s’affranchir. Mais il ne sait pas non plus comment s’amender…
L’on pourrait presque lire ici un roman à suspense tant les éléments du récit sont amenés avec parcimonie, noués toujours au passé qui afflue avec toutes les poussières annexes qui accompagnent, dans les souvenirs, les faits marquants. Mais Retour à Coal Run est surtout un roman extraordinairement “humain”. D’abord parce qu’il est voyage au plus intime de l’intériorité d’un être — le narrateur, Ivan — et ensuite parce que ce sont davantage des individus qui sont racontés que des événements. Attitudes, gestes, paroles, comportements… les personnages prennent vie sous nos yeux par l’entremise d’Ivan et du regard qu’il pose sur eux.
À propos de ce narrateur masculin, on pourra s’étonner de cette surprenante justesse de ton, de cette virilité que l’auteur a su conférer à son écriture — virilité qui n’a rien à voir avec la manière très crue dont Ivan évoque ses pulsions sexuelles mais qui émanerait plutôt d’un cynisme dégoûté perceptible à travers ces images et ces comparaisons saisissantes qui jaillissent çà et là — Les frères étaient la moelle de la famille, les sœurs la graisse figée du rôti ; Les serveuses passent de table en table avec la vivacité affairée de bacilles sur une plaque de microscope fluorescente… Mais peut-être la clef est-elle à trouver dans la postface de l’auteur :
Pour comprendre le personnage de ce livre, Ivan, j’ai dû parcourir un chemin semblable au sien. Moi aussi, il m’a fallu affronter et assumer une erreur commise dans l’insouciance de la jeunesse.
Un aveu qui semble révéler un “je” à la fois autobiographique et mis à distance par sa “masculinisation”…
Communauté minière marquée au sceau d’une catastrophe puis précipitée dans l’engrenage du chômage, du désœuvrement et de la déliquescence de l’individu, drames familiaux liés à l’alcoolisme, violences conjugales, narrateur traînant avec lui ses bassesses et ses lâchetés mais cherchant à réparer ses fautes… tout cela est près de converger vers le plus indigeste des mélos noyant les larmes dans le sirop. Mais sous la plume de Tawni O’Dell, cet agrégat de malheurs se mue en un ensemble de rouages subtils entraînant sans heurt la mécanique souple d’un roman âpre et poignant, où les reflux du passé, brouillant les pistes, surgissent sans cesse comme pour mieux suspendre le lecteur aux pensées du narrateur et l’immerger dans ses émotions, jusqu’au vertige.
Faire ainsi traverser aux lecteurs, le temps d’un roman, l’univers intérieur d’un narrateur est un art que maîtrise parfaitement Tawni O’Dell : elle l’avait déjà prouvé avec Le Temps de la colère, et confirme brillamment ce talent avec Retour à Coal Run.
isabelle roche
Tawni O’Dell, Retour à Coal Run (traduit par Bernard Cohen), Belfond, octobre 2004, 372 p. — 19,80 €. |
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