Nada ? Deux syllabes empruntées à un poème de Juan Ramón Jiménez plus qu’aux anarchistes
Carmen Laforet écrit comme on se tue. Son œuvre-phare, écrite en 1944 par des doigts de vingt ans, est un roman existentialiste décisif de l’Espagne du temps. Dans son avant-propos, Juan Manuel de Prada y lit le désir radical d’une autre vie, morsure qui brille aussi sur la si belle photo de l’auteur en couverture. Carmen L. ou le désir.
Arrivant à minuit à Barcelone, la grande vie adorée en rêve, Andréa, jeune étudiante provinciale et boursière, se lance à l’aveugle dans une vie nouvelle censée débuter rue Aribau, auprès des freaks de sa famille (sa grand-mère, sa tante au nom programme — Angustias -, l’oncle Juan) dans une maison à huit fenêtres imperméable au dehors, et mimétique en ce sens de l’ère franquiste et du sort peu enviable que l’Espagne noire réserva aux femmes.
L’atmosphère en est angoissante, léthale, en franche contradiction avec le rêve : Je me sentais oppressée comme sous un ciel d’orage. Les jours sont vides : Ils pesaient sur ma tête comme une pierre carrée et vide. C’est à cette ville, à l’ombre de Montjuich, que la jeune femme de ce Bildungsroman catalan confie ses dix huit ans arides. Mais aussi ses rêves.
La vraie vie est ailleurs. D’autres espaces s’ouvrent, comme l’université, l’amitié qu’elle y lie avec Ena, et les ramblas, mythiques boulevards de la capitale où brillent tout le clinquant du diable et le mal famé barrio chino.
Au nombre des richesses de ce livre en trois parties (les trois coups d’un nouveau théâtre, la désaliénation), le portrait de la cité portuaire dans son atmosphère et ses saisons, ses rumeurs. Ou encore la justesse des comparaisons (comme une volée de corbeaux posés sur l’arbre d’un pendu, les amies d’Angustias), la ciselure originalissime des parenthèses (La vérité, c’est qu’elles sont comme des oiseaux sombres et vieillis, aux poitrines palpitantes pour avoir longtemps volé dans un coin de ciel trop petit), la sombre gravité des images (Le ciel croulait sur les terrasses en pluie compacte d’étoiles ; l’enchantement mélancolique des algues sur la mer), la franchise adolescente du constat (Et je fus, tout le reste du chemin, absorbée par la pensée que l’on se meut toujours dans le même cercle, quoi qu’on fasse pour en sortir).
Dans ce livre, auquel on peut comparer le feu sombre de Bonjour tristesse, brille plus que tout le désir incommensurable de la liberté libre : l’unique désir de ma vie était de suivre en paix mon caprice ; l’inconscience absolue, l’insouciante félicité de cette atmosphère me donnent des ailes.
Nada est l’itinéraire d’une libération. Désincarcérée de sa gangue familiale, Andréa part pour Madrid vers une vie qui lui ressemble davantage. À la croisée des chemins, le roman s’ouvre et se clôt sur un départ : Quelques maison plus tard, la rue Aribau et Barcelone ne sont plus que le passé derrière moi.
Nada ? Deux syllabes empruntées à un poème de Juan Ramón Jiménez plus qu’aux anarchistes, les mots d’une fille espagnole aux cheveux sombres, un bijou, une liberté, une musique, cette musique désespérée que j’aimais tant et qui, ces dernières semaines, me donnait l’exacte impression de l’achèvement, de l’anéantissement dans la mort.
Deux choses encore. Le temps d’une incidente, on apprend que Xochipili est chez les Aztèques le dieu des jeux et des fleurs qui, les beaux jours, recevait en offrande des cœurs humains. Cette phrase cruciale aussi, sorte d’exergue implicite au projet, ce dit immense, morale à graver au fer rouge sur la matière de l’âme : Je préférais mon libre vagabondage.
Nada ? Libre vagabondage des mots, offrande à Xochipili.
pierre grouix
Carmen Laforet, Nada (traduit de l’espagnol par M-M Peignot, M. Pomès, M. Guzmán), Bartillat, août 2004, 270 p. — 20,00 €. |
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