Sous la jupe des filles : entretien avec Nadine Agostini

Nadine Agos­tini trans­forme le corps fémi­nin en lumière. Pour cela, elle défait la cein­ture du lan­gage afin qu’émerge son au-delà ou plu­tôt son en-deçà. La por­no­gra­phie — si por­no­gra­phie il y a — prend un nou­veau sens. Dans le dédale du noir sur­git une blan­cheur d’écume et aussi une bonne dose de cri­tique du monde tel qu’il est. Refu­sant le chant d’une com­mu­nion col­let monté, la poé­sie devient brû­lante de mille mots.
Elle plonge et immerge dans le corps. Ses genoux s’ouvrent sans pour autant qu’Isis s’abandonne. Par l’écriture, le corps touche à l’origine du monde. Tou­te­fois, il ne s’agit pas de faire ava­ler les alouettes à la Cour­bet par cour­bettes. Nadine Agos­tini s’en amuse par­fois en un « acting » où l’« oeil » de l’Histoire chère à Bataille se trans­forme en visage. Jean Todrani n’y est pas pour rien. Il a ini­tié la créa­trice au broyage des images et du lan­gage. La poé­tesse le reprend à sa main par sa pierre à moudre.

Avan­çant vers cet autre qui est le monde, elle en fait un corps-à-corps où le fémi­nin l’augmente là où tant rêvent d’en affi­ner les épaules par impo­si­tion et mode­lage des mains. Des­cen­dant par les reins jusqu’au delta des flux et des sangs, la poé­tesse le trans­forme par une écri­ture stri­dente moins en incan­ta­tions qu’en ictus, frappes réité­rées. Pour une telle Isis, les loups de la consom­ma­tion ou du machisme en prennent pour leur grade. Remon­tant les robes en espoir de s’allonger en para­dis, ils fini­ront debout au pur­ga­toire (la poé­tesse ne se veut pas tout à fait veut infer­nale ).
Néan­moins, chez Nadine Agos­tini le voyage de paix ne se fait nulle part. Elle sou­lève non seule­ment la robe des filles mais sur­tout le feu des mots. Les siens sont ceux que les autres poètes délaissent par mégarde car ils les croient trop simples. L’auteure s’en empare pour une grand-messe. Elle n’a rien de sacrée. C’est le charme d’Isis. Elle refuse de fondre en larmes, choi­sis­sant le plai­sir qui s’ouvre par la fable.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Deux réveils.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je vou­lais être écri­vain pour avoir une machine à écrire (une Reming­ton évi­dem­ment), être chan­teuse d’opéra pour avoir une robe de rêve, crou­pier pour tenir le des­tin des hommes entre mes mains, me marier avec le Prince Charles (le fils de la reine d’Angleterre). J’ai eu de belles machines à écrire (j’adore taper sur les touches, c’est une sen­sa­tion gri­sante), j’ai inter­prété La Gio­conda de Pon­chielli en play-back sur une scène de théâtre dans une immense robe de satin duchesse repré­sen­tant le dôme de l’opéra de Manaus (c’était une sen­sa­tion proche de l’orgasme). Voilà deux rêves sur quatre réa­li­sés. Etre crou­pier, je ne peux pas, il faut avoir moins de vingt-cinq ans pour être embau­ché. Quant à Charles… hé bien je ne déses­père pas.

A quoi avez-vous renoncé ?
A faire confiance à l’humanité.

D’où venez-vous ?
Des gens qui m’ont faite : 1 voleur + 40 femmes + 1 douanier.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
La bague d’une morte que je n’ai jamais connue, qui n’était même pas de ma famille et qui avait des doigts extrê­me­ment fins. Le por­trait en médaillon recto-verso d’un couple mort dans les eaux gla­cées (épi­sode Tita­nic) et dont la femme était ma grand-tante par adop­tion. Les che­veux de ma mère. La vio­lence de mon père.

Qu’avez vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?
La liberté de dire ce que je pense, pour mon tra­vail ali­men­taire. Des hommes qui ne sup­por­taient pas que j’écrive, pour l’écriture.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Ouvrir le mail d’une per­sonne qui m’est chère.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Je ne connais pas le tra­vail de tous les écri­vains. Peut-être mes écri­tures mul­tiples ?

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pela ?

Mari­lyn Mon­roe nue sur un cous­sin de velours rouge. Je ne savais pas que c’était elle. Enfin, ce n’était pas vrai­ment elle mais une pou­pée la repré­sen­tant. Le cous­sin était accro­ché à un mur dans la mai­son d’un couple alcoo­lique qui m’a éle­vée. J’étais toute petite. Adulte, c’est le Judith II de Klimt à Venise. Ça m’a bou­le­ver­sée. Ensuite, j’ai lu ce qui suit à son pro­pos et, du coup, je me demande si je suis saine d’esprit. ” Klimt réa­lise là un for­mat allongé comme cer­taines œuvres japo­naises et il éta­blit un rap­pro­che­ment de Judith II avec le type d’images médi­cales de l’hystérie. Le corps de Judith II est convul­sif : c’est un corps qui exprime ses pul­sions, les mains tor­dues, alors que le visage reste calme.”

Et votre pre­mière lec­ture ?
Pauvre Blaise
de la Com­tesse de Ségur. C’est avec ce livre que j’ai appris à lire. “Blaise était assis sur un banc, le men­ton appuyé dans sa main gauche. Il réflé­chis­sait si pro­fon­dé­ment qu’il ne pen­sait pas à mordre dans une tar­tine de pain et de lait caillé que sa mère lui avait don­née pour son déjeu­ner.” J’étais très intri­guée par le lait caillé. Je pense encore sou­vent à cette tartine.

Com­ment pourriez-vous défi­nir votre écri­ture du corps ?
Elle est cal­quée sur le mien.

Quelles musiques écoutez-vous ?

Prin­ci­pa­le­ment des musiques pour dan­ser. J’aime bien dan­ser. Et sou­vent des voix et sons d’ailleurs ; Oum Kal­soum, des poly­pho­nies sardes, les chants des Bâuls, des vio­lons tzi­ganes. La voix est quelque chose de très impor­tant pour moi.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Après avoir lu sept fois Le Rouge et le Noir, je n’ai plus jamais relu un livre. Il y en a tant.

Quel film vous fait pleu­rer ?
De rire. Zélig de Woody Allen.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi. Devrais-je voir quelqu’un d’autre ?

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A Henry Mil­ler. Je le regrette.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Babel. Pour le brouillage du lan­gage. J’aime cette idée de dis­per­sion d’un lan­gage unique et d’invention des langues.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Les écri­vains de poé­sie contem­po­raine, les peintres de la Renais­sance pour la lumière, Klimt pour les ors et le japo­nisme, et, de nos jours, Jeff Koons, Joël Hubaut pour l’humour et le talent.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
La petite cou­ronne de la reine Vic­to­ria. C’est trop demander ?

Que défendez-vous ?
Le droit à la dif­fé­rence, comme beau­coup mais pas assez.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Oh la la, ce Lacan racon­tait vrai­ment n’importe quoi ! Je vous jure que, quand je donne de l’amour, c’est quelque chose de pal­pable et que l’autre en veut. Si Lacan m’avait ren­con­trée, il ne se serait jamais per­mis de dire une chose pareille parce que je l’aurais fait chan­ger d’avis.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Je pense que Woody Allen est un homme distrait.

Quelle ques­tion ai-je oubliée de vous poser ?
Vous m’avez posé une question ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tiens réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com,  le 6 octobre 2014.

2 Comments

Filed under Entretiens, Erotisme, Poésie

2 Responses to Sous la jupe des filles : entretien avec Nadine Agostini

  1. JEANJEAN

    Par hasard je tombe sur cet entre­tien… c’est extra !
    AMJ

  2. ALAIN

    Chère Nadine, tou­jours aussi sur­pre­nante, inat­ten­due.
    Les années n’ont pas de prise sur elle et sur ses mots, sa verve et son écri­ture conservent leur jeunesse !

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