Octavio Paz, Marcel Duchamp : l’Apparence mise à nu…

La com­plexité Duchamp

Le monde de Duchamp semble com­plexe. Il l’est en par­tie. Néan­moins, sa par­ti­tion mys­té­rieuse est aussi un jeu à mul­tiples clés tant le peintre — comme le rap­pela Paz — piège tout le monde par des œuvres éro­tiques, iro­niques, recons­truc­trices et où se ras­semblent divers pro­cé­dures. L’énigme Duchamp reste donc tou­jours pré­sente mais il convient désor­mais d’aller « grat­ter » plus du côté de sa pein­ture que du ready-made.
En 1912 Duchamp part à Munich. Sous l’influence de Cra­nach (entre autres), il s’y libère et élar­git son esprit poé­tique en « oubliant son pin­ceau ». En sort la « Mariée » qui l’éloigne de ce qu’il nomme les « ornières du passé ». Elle devient une force motrice entre réel et irréel et pro­pose les pro­lé­go­mènes aux œuvres sui­vantes dont le majeur « Grand verre ». Le Centre Pom­pi­dou qui avait révélé l’artiste en 1977 célèbre aujourd’hui le cen­te­naire de cette rup­ture pic­tu­rale.
Après « La Mariée », les artistes ne peignent plus de la même manière. Comme le rap­pe­lait Octa­vio Paz, Duchamp reste donc cen­tral dans l’histoire de la pein­ture même s’il est plus connu par ses sculp­tures et ready-made. Conser­vées pour la plu­part à Phi­la­del­phie, ses œuvres pic­tu­rales res­tent peu connues. Ses « Tu m’ » (titre de sa der­nière peinture-peinture si l’on excepte « Le Grand verre ») posent — dans ce qui peut être inter­prété comme un « tu m’emmerdes, tu m’fascines » — toutes les ques­tions de la repré­sen­ta­tion au sein même d’une dis­ci­pline où l’artiste se débat­tait non sans malaise et dans l’attente.

Au début, Duchamp fait de la pein­ture une œuvre appli­quée, savante, vir­tuose. Néan­moins, le départ à Munich et la ren­contre avec Pica­bia l’ouvrent à la liberté. « Le grand nu des­cen­dant l’escalier » (1912) prouve qu’il reste le peintre majeur même s’il fut l’objet des opprobres de ses anciens amis cubistes dont Gleizes. Dans ce tableau, le peintre rat­trape Picasso et Braque en intro­dui­sant le mou­ve­ment (annoncé par les Futu­ristes). Il dit l’abandonner ensuite : mais le pli était donné. C’est pour­quoi l’œuvre laisse une marque pro­fonde et tra­verse le temps en met­tant à mal tout souci de déco­ra­tion. Rap­pe­lons que « Le grand nu des­cen­dant l’escalier » a cho­qué moins par le pro­pos que par la jux­ta­po­si­tion du titre et de l’image.
Comme son frère (Jacques Vil­lon), l’artiste fait coexis­ter titre et pein­ture non dans le désir de s’amuser mais avec le plus grand sérieux — ce qui n’ôte en rien l’ironie. Mar­cel Duchamp y crée une « cou­leur invi­sible » par la décom­po­si­tion du mou­ve­ment. Elle fut ins­tau­rée en ses figu­ra­tions du Roi et de la Reine (du jeu d’échecs). Les deux figures royales éro­tisent déjà le tableau comme le font sa Vierge puis sa Mariée en leurs avan­cées méca­niques, orga­niques et énigmatiques.

Amande et femme confon­dues dans une pein­ture beige, fra­gile et résis­tante, donnent au tableau un par­fum tendre amer et à la pein­ture de l’époque un virage plas­tique où la dimen­sion éro­tique reste essen­tielle. Elle est uti­li­sée à titre d’ « incon­nue » dont la Mariée est la forme lunaire, presque invi­sible. Chez Duchamp, le nu n’est plus un sujet (pour preuve ce nu ne s’abandonne pas et n’attend rien : il avance). A sa place sur­git un éros cosa men­tale qui devient la fusion regardé-regardeur et se sépare de l’onanisme  où — selon l’artiste — les peintres sont for­cé­ment enfer­més dans son tra­vail à répé­ti­tion.
A l’inverse du « Peintre d’idées » ( Paz), Duchamp a évité une telle incli­na­tion. C’est sans doute pour­quoi l’artiste de l’inframince sor­tit la pein­ture du cubisme comme de l’allégorie à la Böck­lin — même s’il trouva dans ces leçons du passé bien des pers­pec­tives. Elles lui per­mirent de dégagent l’éros de la simple nudité, et de quit­ter la lour­deur pour l’éther qui n’a plus rien de vague afin de faire par­ta­ger le « vrai amour » : celui de la peinture.

jean-paul gavard-perret

Octa­vio Paz, Mar­cel Duchamp : l’Apparence mise à nu…, Gal­li­mard — Nrf Essais, 2014, 208 p. - 19,80 €.
Expo­si­tion rétros­pec­tive Mar­cel Duchamp, Centre Pom­pi­dou jusqu’en Jan­vier 2014.

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