Christophe Grossi : une fois jamais plus
Méfions-nous des titres : il existe un monde entre le Je me souviens de Perec, le I Remember de Joe Brainard et le Je me souviens de Grossi. Face à la littéralité des premiers répond une vision plus profonde et large du troisième. Les souvenirs personnels sont métamorphosés voire fantasmés dans tout un pan de l’histoire italienne des années 40–60. L’auteur né en 1972 ne l’a pas connue mais elle « l’occupe » à travers ses ascendants comme sa culture reprogrammée ici à coups de constructions où se mêlent l’Histoire bien sûr mais aussi l’économie, les actrices, le cinéma, la littérature, les bordels, les journaux, la radio, etc.. Grossi y introduit une subjectivité assumée : choix et omissions la signale là où l’auteur ose la modification par déboîtement plus de faits que de sornettes.
Pour ceux qui aiment et connaissent l’Italie, le livre est passionnant mais le cadre géographique s’ouvre à tous puisque le texte devient le prétexte à une poétique plus large. Elle s’affiche dès le « Mi ricordo » n° 1 :
« quelqu’un a parlé dans l’obscurité, quelqu’un a parlé, dans le noir quelqu’un vient de dire Oublie ».
Mais l’appel sera vain : dès le n°2 l’imparfait du passé remonte pour un futur immédiat. Les lecteurs y trouveront des points de réflexion sous la brutalité de l’anecdote violente (drame de la mine) ou érotique (les concours de beauté dont l’Italie avait et garde le secret).
Grossi trouve là une rythmique d’écriture qui lui convient parfaitement. Il est sans doute plus poète que romancier. Le « ricordo » crée une communication directe, irrésistible. Chaque « laisse» crée une profonde marque. Ce qui s’était endormi dans l’effilage du temps se rouvre redoutablement et s’imprime de manière fragile et résistante. Un amer tendre parfum vient mettre à mal l’une fois jamais plus. Si bien que l’écrivain répond par l’affirmative à ce que Walter Benjamin demandait à l’image poétique : “ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, en une fulguration, pour former une constellation neuve”.
jean-paul gavard-perret
Christophe Grossi, Ricordi, Dessins de Daniel Schlier, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 112 p. — 15,00 €.
Ricordi – Christophe Grossi
Ricordi, nouveau livre de Christophe Grossi, vient de paraître le 7 octobre 2014 aux Editions « L’Atelier contemporain », accompagné de dessins originaux du peintre Daniel Schellier, professeur de peinture à la Haute Ecole des Arts du Rhin (Strasbourg) qui utilise notamment la technique de la peinture sur verre inversé, et d’ « une prière d’insérer » de l’écrivain Arno Bertina. D’origine italienne, Christophe a raconté la genèse des Ricordi : « Son arrière-grand-père paternel et son grand-père maternel ont en commun d’avoir très tôt quitté leur Lombardie natale, d’avoir épousé une Française dans l’Est de la France, … d’avoir coupé les ponts avec l’Italie, avec leur famille, avec leur langue maternelle et de n’avoir rien transmis de leurs origines à leurs enfants, à leurs petits-enfants sinon un nom qu’il porte… ». Il a beaucoup souffert de ce manque : l’Italie n’était « n’était qu’un trou, une présente absence… », une partie des histoires familiales a été abandonnée à la frontière. Dans ce contexte, ayant grandi imprégné de fictions, de faux souvenirs, de fantasmes sur l’Italie, l’auteur a choisi d’écrire un texte, tout d’abord sous forme de roman, sur l’invention de son passé familial. « Puisqu’on ne m’a rien dit, je ne demanderai rien et je vais construire l’histoire de mes ancêtres qui rejoint l’Histoire italienne, dans les années 40, 50 et 60 ( 2ième guerre mondiale, essor industriel, radio, TV, littérature, journalisme, cinéma, concours de beauté, compétitions sportives… ) ». Ses souvenirs sont des « ricordi », c’est-à-dire des souvenirs qui appartiennent aux autres et s’impriment en soi.
Au bout de dix ans, comme l’articulation de la version « roman » ne lui correspondait plus, il l’a désossée, il a retravaillé certaines phrases, en a supprimé beaucoup, les a remplacées par d’autres et à partir de ce nouveau corpus, il est parvenu à la version finale de 480 fragments de une à quatre lignes : les « ricordi » ont jailli dans le désordre. Au premier abord, la forme poétique très moderne surprend mais très vite, même sans être d’origine italienne, l’on se laisse aspirer par la lecture subjective de ce récit fragmenté qui nous cultive mais aussi déclenche dans notre mémoire des souvenirs proches de ceux de Christophe. Ainsi, lisant « les bombardements de Turin », j’ai instantanément revécu celui de Besançon…
Le style du livre est vif, l’écriture précise, vivante et parfois humoristique. Christophe a réussi un beau livre intéressant, émouvant, poétique, agréable à lire et tonique qui devrait lui apporter paix, liberté et succès.
Yvette Bierry — 19 octobre 2014
Extraits :
1. Mi ricordo que quelqu’un a parlé dans l’obscurité,
quelqu’un a parlé, dans le noir quelqu’un vient
de dire Oublie.
2. Mi ricordo des premiers bombardements, du bruit que ça
faisait dans Turin, la nuit surtout.
257. Mi ricordo ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais
Ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-toi : écris
plutôt.
263. Mi ricordo qu’on imagine tant d’histoires et qu’on
s’empare de tant de possibles que la vérité
souvent est décevante.
303. Mi ricordo que les souvenirs se déforment, déforment,
se reforment et que les mots s’adaptent,
adaptent, rangent, arrangent, dérangent.