Alice Roland, L’œil nu — Rentrée 2014

Alice Roland : le corps-livre

Dans le Grand-Guignol d’Alice Roland le « monde s’ouvre par le cul ». Mais qu’on se ras­sure. Et ce, même si la nar­ra­trice est une strip-teaseuse. Pas n’importe laquelle ; celle qui est voyeuse entre les voyeurs dont elle déplace le champ. Ici le lec­teur ne se rince pas l’œil et il n’avance pas plus l’œil bandé. Si, comme ses congé­nères, la nar­ra­trice prin­ci­pale a mon­tré son inti­mité et ne le regrette pas (« Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recom­man­dés »), elle a aussi appris beau­coup de « choses ». Elles ne sont pas pure­ment ana­to­miques.
Sur­gissent sous « la fête foraine de paco­tille sexuelle » bien des inter­ro­ga­tions trai­tées de manière per­ti­nentes et drôles en une éco­no­mie sty­lis­tique rare. Le livre est épais (par le nombre de pages) mais léger et presque tendre. Ce qui peut paraître un exploit étant donné le sujet. Rien n’est bour­beux mais vola­tile. D’autant que les porte-jarretelles res­tent tou­jours plus affrio­lants que les cale­çons mol­le­ton­nés (même sous la sou­tane des ecclésiastiques).

L’auteure passe de la des­crip­tion et l’observation à la construc­tion d’un « théâtre de papier » où le corps devient livre. Il ne cesse d’encalminer (comme disent les poli­tiques) les idées reçues. À L’Œil Nu (nom d’une demeure d’Eros — celui d’un sexe-show-room) per­met de dépla­cer les normes des désirs et des plai­sirs. Le tra­vail auto­bio­gra­phique et docu­men­ta­riste (où plu­sieurs nar­ra­trices osent le « je ») glisse dans la fic­tion pour deve­nir plus juste et vrai. Tout un monde caché s’anime selon les élé­ments d’un dis­cours de la méthode sur la façon de faire l’amour et de l’offrir. Entre élé­gance et « vul­ga­rité » jouée, le texte est tou­jours sauvé par l’ironie.
Alice Roland laisse tou­jours les corps de ses « par­leuses » indemnes. L’ensemble sort — en dépit de sa construc­tion — d’incipits à l’érotisme pri­me­sau­tier ou à inten­tion trop sérieuse. Il ne s’agit plus de mon­trer « du » sexe. Même si culs ou seins perdent par­fois leur air doux et moel­leux. Exit les melons de Cavaillon phy­siques. L’écriture devient à la fois sur-vie du corps mais aussi son agent de d’analyse. Le corps-à-corps est plus avec la lettre qu’avec la « viande » humaine. Ce face-à-face orga­nise des contours et des détours tus qui étendent ici leurs propres pou­voirs. Ils contre­carrent les idées com­munes. Par­fois — et c’est l’intérêt du livre — la lec­trice ou le lec­teur ne sait plus qui imprègne qui. Les ques­tions qui demeurent res­tent essen­tielles : qu’en est-il de l’être ? Quel est son esprit ? Celui de la lettre ou celui du corps ? Quel être est le « bon » lorsque deux corps se superposent ?

La créa­trice prouve que le corps est et n’est pas. Il colle à la peau de l’autre : ce der­nier lui-même est en n’étant pas sinon. Le corps échappe au corps là où la femme qui le couvre à la fois semble veiller sur lui et feint de s’abandonner à un pou­voir de fait cap­tif et capté. Si lit­té­ra­le­ment la lettre “colle à la peau”, le corps perd son sta­tut de sujet : il devient livre au “sang d’encre”. Le verbe devenu chair pro­voque non sa dis­pa­ri­tion mais son évi­dence et une mise à nu dont tout strip­tease ne serait qu’une pâle copie.
L’œil Nu offre donc un mariage obsé­dant et sur­tout un chan­ge­ment de para­digme. Le voyeur (lec­teur ou client) peut prendre conscience de manière prag­ma­tique d’une cer­taine logique et vacuité de l’éros. Oscil­lant entre l’attendrissant et le grin­çant, le drôle et le sérieux, le livre crée une attrac­tion par­ti­cu­lière et ico­no­claste. Alice n’est plus ici mais Roland déplace le regard. Ni pute, mère ou sou­mise, la tra­vailleuse du sexe prouve que nul ne naît objet de désir mais le devient à tra­vers cette leçon de sémio­lo­gie qui est un pur délice.

Tout est là pour élire la femme aux sou­rires affi­chés des ciné-cures, des “nudies”, des hard-core, des peep show et autres soap-operas comme égé­rie d’un monde dont elle devient oracle. Et quand une telle femme se tourne pour mon­trer ses fesses, voilà sou­dain un dos qui raconte pas mal d’histoires…

jean-paul gavard-perret

Alice Roland, L’œil nu, P.O.L. edi­tions, 2014, 368 p.- 17,90 €.

Leave a Comment

Filed under Erotisme, Romans

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>