Dans le Grand-Guignol d’Alice Roland le « monde s’ouvre par le cul ». Mais qu’on se rassure. Et ce, même si la narratrice est une strip-teaseuse. Pas n’importe laquelle ; celle qui est voyeuse entre les voyeurs dont elle déplace le champ. Ici le lecteur ne se rince pas l’œil et il n’avance pas plus l’œil bandé. Si, comme ses congénères, la narratrice principale a montré son intimité et ne le regrette pas (« Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recommandés »), elle a aussi appris beaucoup de « choses ». Elles ne sont pas purement anatomiques.
Surgissent sous « la fête foraine de pacotille sexuelle » bien des interrogations traitées de manière pertinentes et drôles en une économie stylistique rare. Le livre est épais (par le nombre de pages) mais léger et presque tendre. Ce qui peut paraître un exploit étant donné le sujet. Rien n’est bourbeux mais volatile. D’autant que les porte-jarretelles restent toujours plus affriolants que les caleçons molletonnés (même sous la soutane des ecclésiastiques).
L’auteure passe de la description et l’observation à la construction d’un « théâtre de papier » où le corps devient livre. Il ne cesse d’encalminer (comme disent les politiques) les idées reçues. À L’Œil Nu (nom d’une demeure d’Eros — celui d’un sexe-show-room) permet de déplacer les normes des désirs et des plaisirs. Le travail autobiographique et documentariste (où plusieurs narratrices osent le « je ») glisse dans la fiction pour devenir plus juste et vrai. Tout un monde caché s’anime selon les éléments d’un discours de la méthode sur la façon de faire l’amour et de l’offrir. Entre élégance et « vulgarité » jouée, le texte est toujours sauvé par l’ironie.
Alice Roland laisse toujours les corps de ses « parleuses » indemnes. L’ensemble sort — en dépit de sa construction — d’incipits à l’érotisme primesautier ou à intention trop sérieuse. Il ne s’agit plus de montrer « du » sexe. Même si culs ou seins perdent parfois leur air doux et moelleux. Exit les melons de Cavaillon physiques. L’écriture devient à la fois sur-vie du corps mais aussi son agent de d’analyse. Le corps-à-corps est plus avec la lettre qu’avec la « viande » humaine. Ce face-à-face organise des contours et des détours tus qui étendent ici leurs propres pouvoirs. Ils contrecarrent les idées communes. Parfois — et c’est l’intérêt du livre — la lectrice ou le lecteur ne sait plus qui imprègne qui. Les questions qui demeurent restent essentielles : qu’en est-il de l’être ? Quel est son esprit ? Celui de la lettre ou celui du corps ? Quel être est le « bon » lorsque deux corps se superposent ?
La créatrice prouve que le corps est et n’est pas. Il colle à la peau de l’autre : ce dernier lui-même est en n’étant pas sinon. Le corps échappe au corps là où la femme qui le couvre à la fois semble veiller sur lui et feint de s’abandonner à un pouvoir de fait captif et capté. Si littéralement la lettre “colle à la peau”, le corps perd son statut de sujet : il devient livre au “sang d’encre”. Le verbe devenu chair provoque non sa disparition mais son évidence et une mise à nu dont tout striptease ne serait qu’une pâle copie.
L’œil Nu offre donc un mariage obsédant et surtout un changement de paradigme. Le voyeur (lecteur ou client) peut prendre conscience de manière pragmatique d’une certaine logique et vacuité de l’éros. Oscillant entre l’attendrissant et le grinçant, le drôle et le sérieux, le livre crée une attraction particulière et iconoclaste. Alice n’est plus ici mais Roland déplace le regard. Ni pute, mère ou soumise, la travailleuse du sexe prouve que nul ne naît objet de désir mais le devient à travers cette leçon de sémiologie qui est un pur délice.
Tout est là pour élire la femme aux sourires affichés des ciné-cures, des “nudies”, des hard-core, des peep show et autres soap-operas comme égérie d’un monde dont elle devient oracle. Et quand une telle femme se tourne pour montrer ses fesses, voilà soudain un dos qui raconte pas mal d’histoires…
jean-paul gavard-perret
Alice Roland, L’œil nu, P.O.L. editions, 2014, 368 p.- 17,90 €.